Ravages tout schussLa course aux skieurs gagne de nouveau les stations savoyardes et iséroises. Création d'immenses retenues d'eau pour la neige artificielle, téléphériques géants.. Des investissements records qui changent la face des montagnes.
(Grenoble correspondance)
Le ski est une industrie lourde. Pour le constater, il suffit de se rendre dans le parc naturel régional du Vercors, sur les pistes de la station de Villard-de-Lans (Isère) encore peu enneigées et désertes en cette mi-décembre. Les pentes des Rochers des Jaux ressemblent à une carrière à ciel ouvert, tant les multiples pistes ont été creusées au bouldozeur et à l'explosif. Sur ces boulevards, les concasseurs ont réduit les rochers à un tapis de cailloux calibrés. Entre les pylônes des remontées mécaniques s'alignent les canons à neige, larges tubes montés sur socles de béton et hauts parfois d'une vingtaine de mètres.
Au sommet de la station, à 1 916 m d'altitude, une retenue d'eau de 110 000 m3 pour alimenter ces canons a été forée cet été. Un lac artificiel aux berges rectilignes, conçu sur ordinateur, des formes parfaites mais incongrues au coeur des reliefs sauvages du Vercors. Depuis quelques jours, il fait assez froid pour produire : lorsque la température plonge, l'usine à neige souterraine se met en branle. Compresseurs et pompes puisent dans les deux lacs de la station et propulsent un mélange d'eau et de neige à travers 7 km de canalisations vers les 215 canons de la station.
Le besoin en neige de culture est criant dans les stations de moyenne montagne touchées, comme Villard-de-Lans, par le réchauffement climatique. «Nous n'avons pas le choix, si l'entreprise veut vivre», précise Eric Chambon, responsable des pistes : 3,5 millions d'euros ont été investis cet été pour la neige de culture. Les stations de très haute altitude ne sont pourtant pas en reste. Tignes (Isère) va s'équiper l'année prochaine en canons à neige à 3 000 m d'altitude, pour assurer le ski d'été sur la zone du glacier de la Grande Motte, en pleine réserve naturelle. Val-Thorens (Savoie) s'est offert cet été une «retenue collinaire» de près de 2 ha, juste au-dessus de la station. Stocker l'eau est devenu incontournable : Val-Thorens consommera cet hiver quelque 200 000 m3 d'eau pour enneiger le quart de ses pistes. La taille des retenues est en pleine inflation. Les Arcs (Savoie) caressent un projet de 300 000 m3...
Ecologistes et pouvoirs publics s'inquiètent de ces consommations d'eau. A Villard-de-Lans, l'alimentation des lacs et des canons est assurée par l'exploitant du réseau d'eau potable, la CGE. Celle-ci revend ses surplus pompés sur la source souterraine du secteur, qui alimente aussi la rivière locale... En Savoie, la préfecture est en train de procéder au recensement des besoins en eau. Sur certains massifs de moyenne altitude, si l'eau venait à manquer cet hiver, les stations pourraient être privées de neige de culture.
«Le ski est le produit basique et la neige est vitale. Des milliers d'emplois sont à la clé», dit André Grognet, directeur des pistes de Val-Thorens, qui se décrit comme un «fabricant de neige». «Nous sommes passés à une logique industrielle, avec une neutralisation obligatoire des risques.» Et pour réduire les aléas, il faut investir.
2 800 skieurs par heure
Au niveau national, si l'on assiste depuis quatre ans à une nette relance des investissements sur les pistes et les remontées, 2003 représente une année record, avec un total de 324 millions d'euros hors taxes d'investissement. L'hiver dernier a été très bon dans tous les massifs : les sociétés de remontées mécaniques ont vu leurs chiffres d'affaires bondir et ont multiplié les travaux. L'exploitant des Arcs, la Société des montagnes de l'Arc (SMA), a par exemple investi cette année la moitié de son chiffre d'affaires annuel en remontées, travaux de pistes, neige de culture et aménagements ludiques.
Les nouvelles remontées constituent la plus grosse part des investissements. Soixante cette année, dont les deux tiers en remplacement d'anciennes installations. Les télésièges débrayables (1) à 6 places font fureur, avec un débit moyen de 2 800 skieurs par heure sur des dénivelées énormes. Si, dans les petites stations, ce sont les collectivités locales qui soutiennent ce haut volume d'investissement, dans les grandes, de nouveaux acteurs ont émergé, comme la Compagnie des Alpes (CDA), groupe international de loisirs coté en bourse. Elle détient 14 des plus grands domaines des Alpes (Tignes, Méribel ou Chamonix) et a investi cette année 73 millions d'euros.
La Plagne et Les Arcs, propriétés de la CDA, se sont ainsi offert un énorme téléphérique horizontal à 16 millions d'euros, qui les relie «par le bas», de station à station. Un investissement record «qui s'autofinancera» par de nouvelles recettes en forfaits, assure Bernard Chancel, patron de La Plagne. Réservé aux seuls skieurs en hiver, le nouvel engin qui doit être mis en service ce samedi relie les deux domaines skiables séparés par une vallée pour créer un ensemble baptisé Paradiski. Le nombre de pistes proposé aux clients est doublé, grâce à une seule «remontée» qu'il faudra reprendre pour regagner sa station d'origine. La promotion de Paradiski a démarré bon train, notamment dans les pays anglo-saxons. «Nous devons renforcer notre image à l'étranger pour gagner en remplissage hors vacances scolaires françaises. La liaison nous donne un outil marketing pour séduire, puis fidéliser cette clientèle volatile», explique Bernard Chancel. La Plagne avait beau aligner déjà l'un des domaines les plus vastes d'Europe, la concurrence fait rage : «Nous sommes condamnés à l'investissement continu.»
«On artificialise la montagne»
Au nom des liaisons entre stations, des régions de montagne restées vierges sont en train de basculer dans l'équipement. En Maurienne (Savoie), une liaison entre 5 stations est en construction avec le soutien unanime des élus : 13 remontées, 27 nouvelles pistes à travers le massif des Grandes Rousses et le col de la Croix de Fer. Le nouveau domaine, Les Sybelles, sera à moyenne altitude, avec des pistes peu raides. «Une balade en remontée mécanique», grincent les écologistes. «Une absolue et urgente nécessité pour nos stations et pour l'emploi», rétorquent les élus. Dans le massif du Mont-Blanc, 7 stations cherchent à se relier par une douzaine de remontées pour créer un «espace Diamant» à travers des zones d'intérêt naturel identifiées. L'association Mountain Wilderness fustige «une fuite en avant des stations. On artificialise la montagne, peut-être dans la continuité de l'aménagement historique par l'homme, mais à des altitudes, des échelles et des irréversibilités incomparables !»
Les liaisons ne sont pas les seules en cause. Aux Arcs, à 1950 m, une nouvelle cité est en construction : 3 500 lits haut de gamme à terme, habillage bois et pierre. Un investissement canadien énorme. Pour desservir les 900 lits livrés cet hiver, la SMA a créé une remontée et une piste. A l'évocation de ce triple chantier sur ce qui fut l'alpage de son père, Yvon Blanc, l'un des créateurs de la station, 68 ans et retraité, est gagné par l'émotion. «En deux étés, ils ont coupé entre 250 et 300 pins cembro, vieux de sept ou huit siècles pour certains. Ailleurs, on essaie de les replanter avec difficulté, et ici... Nous avions conçu Les Arcs, il y a trente ans, en ne touchant qu'à un minimum d'arbres, en utilisant autant que possible les espaces déboisés. Je ne suis pas remonté là-haut depuis juillet. J'en ai honte. C'est une horreur.»
«Gommer les imperfections»
Plus les remontées sont performantes, plus les rotations des skieurs sont rapides : il faut élargir les pistes, en créer de nouvelles et les aplanir pour un damage efficace et un ski facile. La conception des pistes est confiée à des bureaux d'études qui les modélisent sur ordinateur. Chez Abest, à Ugine (Savoie), les ingénieurs travaillent indistinctement sur des aménagements urbains, routiers, de ski et de neige de culture : les outils sont les mêmes. «Nous devons, sur les pistes, gommer les imperfections locales du terrain, sur un à deux mètres de profondeur maximum, tout en respectant la typologie globale des versants, détaille Christian Excoffon, le PDG. On supprime les rochers, on casse les pentes trop fortes tout en prévoyant des drainages pour éviter l'érosion.» Une fois les cartes dressées, les entreprises de terrassement entrent en action.
«Ce sont des travaux extrêmement traumatisants pour le milieu», reconnaît Françoise Dinger, ingénieur du Cemagref de Grenoble, spécialiste de la remise en état des sols en stations. La réhabilitation est devenue la règle : les exploitants ont intérêt à «revégétaliser» leurs pistes afin qu'elles restent skiables, même avec peu de neige. «Sur les tracés récents, on va faire du concassage et, si le milieu est trop pauvre, apporter de la terre végétale. On pratique ensuite l'engazonnement par projection hydraulique, une pratique issue de l'autoroutier, détaille Françoise Dinger. Les dégâts ne sont pas irréversibles : en fonction de la rudesse du site, on retrouve une diversité végétale entre quinze et trente ans après... sans, toutefois, d'intégration paysagère totale.»
Illustration aux Arcs, qui a remplacé son télésiège du Bois de l'Ours l'été dernier. La construction de la gare d'arrivée et l'augmentation prévue du débit ont entraîné l'arasement de la crête de l'Arpette sur une centaine de mètres, avec des dizaines de milliers de mètres cubes de déblais. Les trois pistes existantes desservies, une «noire» et deux «rouge», n'étaient plus suffisantes : «Les skieurs sont passés de la notion de sport à celle de loisir, expliquent les responsables du domaine. Il nous fallait donc une bleue pour ramener tranquillement à la station. Et une bleue, c'est du lourd en travaux.» Cet été, deux tracto-pelles, un bouldozeur et des camions ont oeuvré pendant deux mois, traçant un ruban lisse, à faible pente, à travers l'alpage et une pente fragile en sable où poussent le lys martagon et le genièvre. 75 000 m3 de déblais ont été déplacés pour créer cette piste de 2 km. Pressée par l'hiver, la SMA n'a pu la «réengazonner» sur le haut, mais elle l'a garnie en compost sur sa totalité. La noire de l'Ours, piste trentenaire, était et reste, pour sa part, à 100 % en relief naturel.
Il faut certes relativiser tous ces travaux : les domaines skiables concernés représentent moins de 2 % de la superficie totale des massifs français. Ils sont néanmoins concentrés dans les zones les plus accessibles, où se trouve une grande partie des lits touristiques. Entre remontées géantes et pistes tracées comme des autoroutes, faut-il encore s'étonner de la désaffection croissante des Français pour les vacances d'été en montagne ?
(1) Leur vitesse ralentit au départ et à l'arrivée.
inscrit le 03/10/02
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