Interview extraite d’un article réservé aux abonnés. Je ne peux donc que poser le pavé.
Au nom de la santé publique, on restreint nos libertés. Celles de se réunir, se distraire, s’aimer, se cultiver… Mais vivre n’est pas qu’affaire de biologie, alerte le philosophe Guillaume le Blanc.
Confinement, saison 2. Aux premiers jours d’une nouvelle période de restriction sévère de nos déplacements, Guillaume le Blanc, 53 ans, professeur de philosophie sociale et politique à l’Université de Paris, retrace la genèse des interventions publiques au nom de la santé. De la raison d’État à l’œuvre au printemps dernier, nous passons selon lui à une inquiétante « panique d’État », qui révèle une « obsession de la vie biologique » et une verticalité croissante de l’exercice du pouvoir politique sur la vie des citoyens.
Depuis quand la santé publique est-elle un motif légitime pour restreindre les libertés ?
Parler de santé publique, c’est admettre que la santé, notion individuelle, concerne aussi la population dans son ensemble, et donc le pouvoir politique chargé de la garantir. En 1946, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’a définie comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». D’abord développée au sein du monde médical, cette réflexion sur une santé globale s’est progressivement portée au niveau des États, avec l’idée que la puissance publique peut intervenir pour contrôler « l’état de vie » (le fait d’être vivant) d’une population, et maîtriser des maladies. Dès les XVIe et XVIIe siècles, des mesures très strictes étaient prises pour lutter contre les épidémies de peste en Europe. Dans son Journal de l’année de la peste (1722), le romancier anglais Daniel Defoe raconte les mises en quarantaine des malades et de quartiers atteints, et, déjà, la fuite des gens fortunés vers la campagne…
Ces confinements sévères, partout en Europe, sont aussi décrits, dans Surveiller et punir (1975), par Michel Foucault. Il y voit la naissance de la forme politique de la discipline : règlements stricts, quadrillages des espaces urbains, chaque rue surveillée par des policiers, rationalisation des allées et venues et des ravitaillements, un peu comme on l’a vu en Chine cette année… Cette technologie disciplinaire très archaïque, reposant sur des surveillants et des rapports consignés chaque jour avec le nombre des morts, a perduré jusqu’à aujourd’hui.
L’humanité a cependant connu des épidémies sans suspendre aussi drastiquement les libertés ?
Bien que le XXe siècle ait été décimé par la grippe espagnole, les grippes aviaires, le sida, Ebola, etc., nous, Européens et Occidentaux, avons continué à voir ces maladies comme celles des autres, de pays surpeuplés, à la médecine défaillante, où humains et animaux sauvages voisinent… On a d’ailleurs d’abord traité le Covid-19 avec condescendance, jusqu’à ce qu’il se rapproche vraiment de nous. Dans la réponse aujourd’hui surpuissante de nos autorités, on constate combien la mort nous est devenue intolérable, à nous, populations civilisées à la médecine performante. Nous refusons, d’une certaine manière, de considérer le caractère mortel des existences : garantir la vie purement biologique est devenu une préoccupation majeure.
L’épidémie marque ainsi, selon vous, l’avènement du concept de « biopolitique » de Michel Foucault …
Ce terme, inventé par Foucault dans ses derniers travaux, désigne un pouvoir qui se préoccupe du corps et de l’état de vie de sa population, et cherche à les valoriser. Le biologique entre dans la définition du politique, qui veut agir sur les taux de mortalité, de natalité, l’espérance de vie, prend des mesures contre les accidents du travail, pour la protection sociale... Nous traversons un épisode biopolitique par excellence : les dirigeants s’attachent à l’état de vie de leur population, à une échelle mondiale totalement inédite. Un souci qui vire presque à l’obsession : on cherche à sauver la vie, à tout prix, quitte à suspendre tous ses aspects non strictement biologiques — social, culturel, affectif, psychique —, qui, pourtant, comme le dit l’OMS, définissent aussi la santé publique.
Quelle différence politique observez-vous entre les deux confinements que la France aura vécus en 2020 ?
En mars, ce dispositif très puissant était guidé par une rationalité politique qui paraissait savoir où elle allait, obéir à une logique, et maîtriser ses décisions. On assistait au déploiement d’une raison d’État. Aujourd’hui, on assiste plutôt à une panique d’État : plusieurs semaines sans véritable décision, puis un couvre-feu présenté comme une manière d’éviter le reconfinement, et enfin cette fermeture, sans transition ni réelle préparation des esprits. On aurait pu évoquer des étapes possibles, construire une rationalité, pour éviter ces va-et-vient qui donnent un sentiment d’inconstance. Bien sûr, il s’agit aussi de ne pas exposer l’hôpital public à une faillite qui sauterait aux yeux de tous. Quoi que le gouvernement dise, entre les deux vagues, le cap n’a pas été mis sur des objectifs forts pour le renforcer. L’ensemble du corps médical a dénoncé le Ségur comme très insuffisant.
Le premier confinement a bénéficié d’une acceptation quasi générale. Les mêmes conditions sont-elles réunies aujourd’hui ?
Comme dans les autres pays, chacun était pris au dépourvu. L’adhésion des citoyens, liée à une sidération collective et à la conscience brutale de notre vulnérabilité, était renforcée par les mesures de protection économiques. Mais aujourd’hui, la précarité sociale et économique des Français s’est considérablement accrue, la panique des décideurs n’est pas rassurante, et nous sommes dans un contexte d’usure et de lassitude. Dans sa durée, cette crise révèle combien la santé est une affaire existentielle, avant d’être une question de comptabilité et de bilan. Notre vie, sa qualité et sa valeur, dépendent de la manière dont nous vivons notre santé, dont nous la « dépensons », si j’ose dire, selon nos choix personnels. Là, on ne peut plus la dépenser, l’exercer. Ce sens existentiel de la santé, qui a disparu des radars de la puissance publique, refait surface ici et là dans des contestations, et en chacun d’entre nous qui se demande : est-ce donc cela, la vie ?
Les citoyens auraient-ils pu être davantage associés aux décisions ?
Si les médecins, à l’hôpital, ont été progressivement contraints ces dernières décennies d’accepter le rôle actif des patients, les politiques n’admettent toujours pas la population comme une potentielle experte en la matière. Pourtant, dans le concept de santé publique, il y a l’idée de responsabilité des dirigeants, mais aussi celle que la santé est l’affaire de tous. Que les gens doivent s’en emparer pour la faire fructifier. En Allemagne, par exemple, de multiples débats impliquent les citoyens dans les Länder sur les décisions prises. Nous n’avons pas développé cette culture démocratique de la santé. Or, être exclu de la discussion rend soupçonneux…
La sanctuarisation du travail dans ce nouveau confinement, quand la vie sociale et culturelle est à l’arrêt, augmente-t-elle ce soupçon ?
Pour être des machines productives, nous devons d’abord être des machines vivantes : la vie semble préservée avant tout pour alimenter l’économie, dans un contexte capitaliste et libéral. Avec l’aggravation de la fracture révélée au printemps, entre les nantis du télétravail et les autres. Aux livreurs, caissiers, éboueurs, professionnels du soin, etc., s’ajoutent davantage de travailleurs obligés de se déplacer, dont tous les enseignants. Pendant ce temps, la dimension privée de nos vies est évacuée, parfois avec une grande violence : si votre compagnon vit dans une autre ville, vous n’avez plus le droit de le voir, c’est une intrusion inouïe dans l’intimité des individus ! Quant à la culture, dont le président n’a pas dit un mot dans sa dernière allocution, elle est reléguée au rang de commerce non essentiel, de luxe réservé aux temps paisibles. Quel triste retour d’une conception qu’on pensait dépassée... La veille du reconfinement, on a vu des files d’attente exceptionnelles dans les magasins culturels. Dans l’affirmation juste d’un désir de santé, la culture, qui irrigue l’esprit, donne de la joie et de l’espoir, est absolument centrale.
Que reste-t-il de la dimension politique de notre vie ?
Nous sommes passés d’une logique politique du bien-vivre à celle de la survie. Le bien-vivre attend désormais à la porte, tandis que notre dernière manière de faire collectif, c’est de se protéger mutuellement : masques, gestes barrière, interdictions... Cette crise révèle aussi l’ampleur de notre interdépendance. Une utopie politique du « prendre soin » peut, ou aurait pu, naître de cette compréhension brutale de notre vulnérabilité partagée. L’idéologie dominante de l’individualisme néolibéral — chacun entrepreneur de lui-même, qui participe à la richesse de la nation en prenant sa part dans la bataille du marché — a pris du plomb dans l’aile. Mais l’immense découragement de nombreux citoyens, des commerçants, des enseignants du supérieur, des restaurateurs ou des responsables culturels, qui voient ruinés leurs efforts d’adaptation, ajouté au spectacle de cette panique d’État et aux modalités complexes d’un nouveau confinement imposé sans dialogue, risque inévitablement de favoriser des contestations.
inscrit le 24/10/10
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