Février 2023. Je passe trois semaines au Japon, en compagnie de Maxime Petre et Jérémy Prévost, pour explorer le potentiel de ski de la région de Tohoku, à quelques heures de Shinkansen au nord de Tokyo. Ce voyage fait l'objet d'un dossier complet que je vous invite à consulter
Animé par sa passion de l'histoire du ski, et connaissant mon enthousiasme sans borne pour les choses rouillées, Maxime avait préparé quelques détours dans des stations de ski abandonnées...
Le Japon est un des pays phares de l’urbex. D’ailleurs, le dictionnaire ici a un mot pour nommer cette routine, le haikyo. Ces endroits, souvent laissés intacts, sont les révélateurs d’une époque révolue.
Notre urbex thématique, que l’on qualifiera de skibex, est le témoignage de l’âge d'or déchu des sports d'hiver au Japon. Le ski Japonais, qui a comptabilisé jusqu’à 850 domaines skiables à son zénith dans les années 90, compte aujourd’hui près de 250 stations fermées. C’est une incursion dans cette économie du ski en friche que nous vous proposons.
Comme tirée d'un épisode de "The Walking Dead font du ski", posée là en plein milieu du front de neige, cette dameuse qui n'a même pas pris le temps de retourner au hangar, illustre parfaitement ce sentiment fréquent au Japon que les lieux ont été désertés dans l'urgence, comme on tourne un interrupteur. Le détail qui tue : les pantoufles du conducteur rangées sur la console centrale. La station a fermé 7 ans avant ce cliché, en mars 2016. 7 ans que ces pantoufles attendent patiemment.
Toujours dans ces visites, un flottement, le sentiment irrationnel de pouvoir basculer, sur la pression accidentelle d'un bouton, dans une ré-écriture hivernale du Voyage de Chihiro. Un employé sans visage décroche ses gants qui sèchent depuis des années maintenant, en saluant bruyamment les fantômes qui font la queue pour prendre le prochain siège. Dernière montée à 16h20 !
Victime de la crise économique de la fin du millénaire passé, après un boom sans précédent où il était de bon ton de rouler dans Tokyo avec des skis sur le toit, le marché du ski japonais se contracte de deux-tiers après avoir connu son apogée médiatique avec les championnats du monde à Morioka-Shizukuishi en 1993 et les jeux olympiques de Nagano en 1998. Avec treize millions de pratiquants pour cent vingt millions d'habitants en 1993, le Japon est le premier marché mondial du ski. La suite n'est qu'un long déclin accentué par la crise financière et une pratique rapidement passée de mode. L'explosion de la bulle financière frappe durement les stations, souvent victimes collatérales de la déchéance des grands groupes auxquels elles appartiennent. Ce sont des centaines de stations de ski qui sont abandonnées au Japon, et plusieurs s'ajoutent à la liste chaque hiver.
Cette gare de départ de télésiège est située à 200 mètres d'un axe routier fréquenté, hiver comme été. Le calendrier est ouvert à la date de la fermeture de la station, 16 mars 2016. Veste sur le clou, jumelles sur la console : 7 ans plus tard, rien n'a bougé.
Là où le vandalisme aurait raison de ces infrastructures partout ailleurs dans le monde, la spécificité du Japon est qu'il est possible de visiter une station fermée depuis une dizaine d’années, et d'y trouver la gare de départ d'un télésiège comme elle l'était le jour de la fermeture au public : la veste du conducteur accrochée sur son clou, les gants en train de sécher, la cigarette dans le cendrier ou le rucksac des pisteurs-secouristes toujours prêt à intervenir en cas de pépin. Surréaliste et presque difficile à croire lorsque l'on n'y a pas été confronté : non, il ne s'agit pas de mises en scènes, ni de lieux reclus, protégés et inaccessibles. Pour chacune des explorations de cet article, il nous aura suffi de mettre le clignotant au bout d'une route parfois très passante, de marcher puis de pousser les portes laissées ouvertes depuis toutes ces années. Sans jamais laisser de traces.
Les remontées mécaniques abandonnées et la jungle fusionnent en mode Monstroplantes (on a les références de son âge), jusqu'à cette improbable symbiose entre une liane et un câble électrique... Le démantèlement, c'est la nature qui s'en charge (ceci étant dit, les exemples d'installations démontées, s'ils sont loin d'être la norme, sont de plus en plus nombreux).
Au Japon, le plus grand vandale, c'est le climat féroce, impitoyable avec les ouvrages et accélérateur de déliquescence : étouffant et excessivement humide l'été, froid, tempétueux et neigeux par mètres l'hiver. La moisissure se répand rapidement dans des bâtiments débarrassés de climatiseurs et déshumidificateurs. Une fenêtre cassée par une bourrasque, et c'est l'ensemble du bâtiment qui est condamné à court terme par les infiltrations, étage par étage, alors que les remontées mécaniques elles, monstres d'acier assez indifférents aux intempéries, disparaissent sous la végétation luxuriante et trempée, hors de contrôle dès lors que l'humain n'est plus là pour la réguler.
Indissociables du Japon, les Onsen, ces merveilleux bains chauds ♨️, sont un élément indispensable de toute destination touristique. Celui-ci, avec vue sur les pistes, a accueilli ses derniers baigneurs il y a plus de 7 ans. Préfecture de Fukushima.
On ne vous le dira pas car c'est la première règle du Skibex Club. Dans un cas, le lieu est facilement identifiable du fait de la présence d’un logo mais il s'agit d'un site malheureusement très dégradé. Pour les autres, nous prenons le parti de ne pas fournir d'éléments d'identification. Gardez aussi à l'esprit que l'urbex est une zone grise légalement, et comporte des risques du fait de la vétusté des lieux.
La première règle du Skibex Club, c'est donc de ne pas identifier précisément les sites explorés, afin d'éviter une instagramisation des lieux, source de milles problèmes. Pour explorer heureux, explorons cachés. Certains sont évidemment reconnaissables dans cet article, mais 1/ce ne sont pas forcément les plus "riches" 2/ce n'est quand même pas la porte à coté et on ne fournit pas le point gps. Quand on nous demande, en général, l'oubli est de mise.
La seconde règle du Skibex Club, qui découle de la première est de ne rien modifier / dégrader / emporter dans les lieux visités. Pas de souvenir, même dans le local shop où le mug fût le numéro un des ventes. Car il y a beau y avoir 50 tasses, il n'y en aurait plus aucune bientôt si chaque visiteur en prenait "juste une".
Autre règle, qui coule de source : pas d'infraction. Seules sont franchies les portes ouvertes, et vous seriez étonné de voir à quel point elles le sont au Japon. La clé est sur la porte. Littéralement. On tourne la poignée puis on ouvre. Rien n’a bougé.
Dans l'ensemble, la culture japonaise est une culture basée sur le respect. Ici, encore plus qu'ailleurs, ces immersions doivent se faire avec précaution et considération. La vétusté des lieux peut en effet rendre les explorations risquées.
Alors que la chambre 508 semble préservée des ravages du climat, celle voisine est verte de mousse. Un vert chlorophylle. Cette masse végétale indifférenciée, en train de grignoter le linoléum et le matelas des lits, redonne bizarrement un brin de vivant à cet environnement inerte.
La moisissure, les mousses et champignons envahissent chaque recoin...qui veut glisser la main dans ce matelas ? Si tout cela vous semble un peu négligé, ou si vous avez besoin d'un oreiller supplémentaire, composez le 0 pour contacter la réception.
Ce 4 places moderne n'aura tourné que 4 petites saisons avant sa fermeture définitive, il y a près de 20 ans maintenant. Rien n'a bougé depuis, des chaussures de ski trainent encore dans la gare de départ...
Nous avons un peu trainé dans nos explorations, nous n'aurons pas le temps de nous arrêter chez Itaya, le restaurant en bord de route à la sortie de la station, ouvert depuis 1976. Dommage, il parait que les Gyoza Enban y sont fameuses, ce sera pour une prochaine fois!
Ce 16 mars 2016 a dû se jouer dans de nombreuses stations. Une clôture de saison de ski avec ici et là de petites et grandes fêtes et le projet de se retrouver aux premières neiges pour rallumer la passion.
Personne ne devait penser en cette fin de journée de printemps 2016 que ce serait le dernier murmure des remontées mécaniques et des engins de damage. Depuis, tous les ans, la presse locale annonce la réouverture mais le bruit de roulis mécanique n'a toujours pas suivi les déclarations et le lieu reste silencieux.
Parfois, ce miracle arrive avec une réouverture comme à Lotte Arai dans les Alpes Japonaises en 2017 après onze ans d'arrêt mais globalement la tendance n'est pas à la fête pour le ski au Japon. Le sport de masse des années 90 est devenu une activité presque confidentielle.
Le cas de Lotte Arai est d’ailleurs isolé, surprenant également, quand l'on voit la vitesse à laquelle tout se dégrade rendant les projets de réhabilitation un peu utopiques.
Le Japon a connu une histoire d’amour mouvementée avec le ski et les stations sont désormais confrontées à un certain nombre de menaces à moyen terme – du déclin confirmé de l’intérêt pour les sports de neige au changement climatique (d’ailleurs, la pluie a accompagné certaines de nos visites en ce mois de février 2023) – qui ont été amplifiées par les effets de la pandémie de covid-19 recroquevillant le Pays sur lui-même pendant plus de deux ans.
Le Skibex, vestige d’un Japon du ski en crise, a de très belles années devant lui.
Si vous êtes arrivé sur cet article directement , ne ratez pas notre dossier consacré au ski dans la région du Tohoku, le nord-est de Honshu.
- Un grand merci à Japan Expérience qui nous aura fourni sur ce voyage deux éléments indispensables à nos explorations : un véhicule de location (4x4 évidemment, j'en parle ici) sans lequel il aurait été bien compliqué de s'éloigner des sentiers battus, et la connectivité internet avec ses cartes SIM sans lesquelles il aurait été bien compliqué de s'orienter et de mettre au point nos itinéraires...
- Merci aussi à Fujifilm France pour le prêt d'un objectif GF 20-35mm pour aller sur mon GFX, une optique grand angle indispensable en urbex!
26 Commentaires
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Au Japon le respect n'est pas qu'un mot, c'est une réalité, en France tout aurait été pillé, cassé et vandalisé depuis très longtemps.
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En France aussi le compteur des fermetures a commencé depuis quelques années pour de petites stations souvent familiales de basse altitude et elle ne sont pas toutes démantelées...
On a aussi notre lot de fermetures en France (on a un article qui va sortir sur le sujet) mais l'ampleur n'est pas comparable.
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Le hasard fait parfois mal les choses, le Japon subit actuellement une vague de séismes sur la cotes Ouest.
Au plaisir de lire vos prochains articles.
Belle année 2024
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J’imagine que l’inquiétant vieillissement de la population est un frein local et la cherté de la vie dans l’archipel un frein international…
Merci pour le voyage, je suis également fan de ces vieilleries rouillées et autres arrêts sur image 🙏🏻
Pour ce qui est du coût de la vie, si ça a pu être vrai, ce ne l'est plus (surtout avec la faiblesse actuel du yen) : à part le train, tout y est moins cher qu'en France par exemple (mais il faut y aller)
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Mais ca me rend triste, nostalgique de voir un lieu autrefois si vivant, aujourd'hui mort.
J'ai vecu la fermeture de Ceüse, ca me fait toujours très bizarre lorsque jy met les pieds... Nostalgie !
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Blague à part, j'émets un gros doute sur ce type d'appli qui va directement à l'encontre des règles de l'urbex évoquées dans cet article (mais que je n'invente pas). Sans parler de la responsabilité légale d'orienter des personnes vers des lieux potentiellement dangereux et interdits. J'espère que vous avez bien verrouillé le coté juridique.
Bref, l'app ayant de surcroit une dimension commerciale avec publicité et vente d'abonnements, nous ne pouvons pas laisser la pub déguisée en ligne, et masquons son nom.
Avec l'appli *****+*, (pas la peine de caché le nom?) On peut visualiser des photos d'endroits abandonés, tout comme Instagram.
La résponsabilité de chacun(es) est en effet importante pour les règles de l'Urbex.
Heureusement ces règles sont aussi disponible sur l'appli
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Je n'avais pas vu ce bel article
là on a tous les détails https://www.snowjapanhistory.com/
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