C'est les bruits qui circulent
Explication en vue à Carrefour
L'arrivée au conseil d'administration de Luc Vandevelde, un ancien de
Promodès, met un peu plus la pression sur le PDG Daniel Bernard.
A la cour du roi Carrefour, c'est une guerre qui se prépare. Feutrée, comme
toujours dans cette entreprise discrète. Mais dans les couloirs du siège,
dans le XVIe arrondissement de Paris, des hommes en costume sombre
choisissent leur camp et se préparent à l'affrontement. Cette poussée de
fièvre se cristallise sur un nom : Luc Vandevelde. Gestionnaire de la
fortune des Halley, les premiers actionnaires de Carrefour, il semblait
logique qu'il entre au conseil d'administration pour remplacer le
patriarche, Paul-Louis, décédé accidentellement en décembre dernier. Mais
Luc Vandevelde est bien plus que l'ami et l'homme de confiance de la
famille Halley. C'est aussi l'actuel président non exécutif de Marks &
Spencer, et? l'ancien directeur général de Promodès avant sa fusion avec
Carrefour, en novembre 1999. A l'époque - selon les propres dires de
Paul-Louis Halley, propriétaire du groupe -, lui, le dauphin, le bras
droit, avait préféré quitter l'entreprise plutôt que de ne devenir que le
numéro deux du nouveau géant de la distribution. Le voici de retour : le 27
avril, date de la prochaine assemblée générale, il sera nommé au conseil
d'administration. Et, si ce n'est pas une menace directe, c'est un puissant
signal d'alarme que les actionnaires envoient à Daniel Bernard, l'actuel
PDG : un remplaçant potentiel, ancien concurrent de surcroît, siégera
désormais en face de lui.
Un titre sanctionné en Bourse. Pourquoi cette guerre des chefs dans l'une
des entreprises les plus solides du Cac 40 ? Pourquoi une atmosphère si
lourde quand la progression du résultat flirte avec les 15 % depuis 2001,
et que celle du chiffre d'affaires, 79 milliards d'euros en 2003, est de 13
% depuis 2001 ? Pourquoi une telle remise en question alors que Carrefour a
longtemps été admiré pour son potentiel de développement à l'international
? En fait, une courbe gâche ce tableau d'excellence : le cours de Bourse,
passé de plus de 96 euros juste après la fusion à 40 environ aujourd'hui.
Une baisse deux fois plus rapide que celle du Cac 40, qui exaspère les
actionnaires, pour qui Daniel Bernard, patron réputé parmi les plus
compétents de l'establishment, n'est plus aussi sûrement qu'avant l'homme
de la situation. « On sent que les investisseurs n'ont plus confiance »,
explique un analyste.
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Ce qui lui est reproché ? En premier lieu la baisse de chiffre d'affaires
des hypermarchés en France. Après avoir représenté près de 27 % de
l'activité totale du groupe en 2003, ils ont subi une baisse très nette de
leur chiffre d'affaires (- 1,8 % au quatrième trimestre), faisant reculer
les ventes globales de 0,2 %. Si l'on ajoute que le groupe entier perd
régulièrement de sa part de marché en France depuis cinq ans au profit de
Leclerc, le tableau s'assombrit rapidement. En janvier, la reprise en main
a commencé : Bernard Dunand, directeur général de Carrefour France, assure
désormais lui-même le pilotage des hypermarchés de l'Hexagone. Surnommé «
Bulldozer », cet homme discret mais direct a conçu un plan de bataille
complet : baisse des prix, clarification de l'offre, campagne de
communication. Le 15 avril verra l'apparition d'une carte de fidélité. Une
réduction drastique des coûts est à l'étude, ainsi qu'un nouveau programme
de gestion des approvisionnements et une campagne interne de remobilisation
des troupes.
Trop tard, cependant, pour éviter de laisser s'installer une impression
désagréable. Du coup, toute la gestion de Daniel Bernard est soumise au feu
des critiques des analystes et des experts. L'international ? Malgré une
croissance sensible en 2003, certaines zones laissent sceptique : « Daniel
Bernard a enfin décidé de se retirer du Chili. Mais il a du mal à
reconnaître ses erreurs. Or, le Japon est décevant, le Mexique ne décolle
pas, les supermarchés espagnols ne sont pas bons. Va-t-il continuer à
s'entêter ? » s'interroge un ex-collaborateur. L'année prochaine, les
premiers hypermarchés chinois, dont l'ouverture est prévue au cours de
l'année en plus de dizaines de Dia (hard discount), devraient doper les
chiffres. « Oui, mais le Brésil aussi a été utilisé pendant des années pour
financer le reste de l'Amérique latine? des conquêtes qui n'étaient pas
autant de bonnes idées », se souvient un expert. Le management ? La fusion
avec Promodès a laissé des traces. Depuis 1999, les hommes de Carrefour
sont passés en force. « Je me souviens d'une réunion de comité de
direction, moins de trois mois après la fusion, confie un ancien directeur
de Promodès. En face, on nous a dit : on vous a racheté, vous la bouclez.
Promodès a une culture de négociation. Alors nous avons courbé l'échine.
Beaucoup sont partis. » Aujourd'hui c'est l'idée même de la fusion avec
Promodès qui est contestée. « C'était l'orgueil d'un management qui ne
s'est pas préoccupé de la création de valeur pour ses actionnaires », dit
un concurrent.
Des actionnaires fâchés. Un problème qui peut devenir crucial quand les
actionnaires sont des familles. Et à Carrefour, elles ne sont désormais pas
tendres avec celui qu'elles ont elles-mêmes adoubé (armé). Les dividendes
sont pourtant en constante augmentation depuis la fusion : la famille
Halley a reçu plus de 60 millions d'euros en 2003, les
Fournier-Badin-Defforey, fondateurs de Carrefour, près de 25 millions
d'euros. Mais le décès de Paul-Louis Halley, qui faisait le lien entre les
familles et le PDG, a changé la donne. Lui seul était capable de convaincre
les trois générations d'actionnaires, de plus en plus éloignées de
l'entreprise, qu'une stratégie de développement à long terme était
nécessaire, fût-elle au détriment du court terme. Excepté Olivier Halley,
le fils de Paul-Louis, qui suit une formation pour occuper un jour un poste
en finances, aucun membre des familles fondatrices n'est présent à
l'exécutif. Le dernier à avoir quitté le groupe est Hervé Defforey : à la
suite d'un désaccord avec Daniel Bernard, il a brusquement démissionné de
son poste de directeur financier, en avril 2001. Son père, Denis Defforey,
co-fondateur de Carrefour, ne fait pas mystère de son opposition à la
stratégie de Daniel Bernard. « Je ne crois absolument pas à la nécessité de
grossir à tout prix, expliquait le co-fondateur de Carrefour au magazine
spécialisé Linéaires en janvier. Cette préoccupation est beaucoup plus dans
les gènes des managers qui se voient confier une entreprise et rêvent d'un
empire. » Parlant de Michel Bon, ex-PDG du groupe licencié du jour au
lendemain en 1992 : « Il faut être clair. Ne soyons pas faux jeton comme
Messier ; il est normal que les présidents de société soient révocables ad
nutum [sur-le-champ et de manière discrétionnaire. NDLR]. » Avertissement à
Daniel Bernard, dont Denis Defforey ne prononce pas une seule fois le nom
dans toute l'interview ?
Les autres familles sont plus discrètes, en tout cas en façade. Car, en
demandant à Luc Vandevelde de remplacer son frère au conseil
d'administration, Robert Halley, 68 ans et toute sa carrière au côté de
Paul-Louis, savait parfaitement qu'il mettait Daniel Bernard fortement sous
pression.
Et la rumeur a tôt fait de sauter à une conclusion rapide, mais logique :
les familles verraient bien Luc Vandevelde, qui a la réputation d'avoir
toujours créé de la valeur pour ses actionnaires, à la place de Daniel
Bernard. « Il n'y a pas de rumeur autour de personnes qui ne donnent pas
lieu à des rumeurs, louvoie l'un des grands actionnaires. Et puis Luc
Vandevelde est? un monsieur qui a un peu travaillé dans ce métier, non ? »
Serait-il pour autant capable de reprendre les rênes du géant que Carrefour
est devenu, avec ses 10 000 magasins, dans cinq formats différents
(hypermarchés, supermarchés, supérettes, hard discount et cash and carry)
et dans 30 pays ? « Luc Vandevelde a très bien vendu Promodès, les
actionnaires l'aiment beaucoup. Mais son bilan commercial n'est pas aussi
bon : les acquisitions de Promodès en Argentine sont une catastrophe
absolue, et la Belgique n'est pas brillante. Autant de points en moins »,
fait remarquer un analyste. Autre puissant signal que les actionnaires
devraient entendre, les patrons concurrents défendent l'actuel PDG : «
Fondamentalement, Carrefour n'est pas dans l'erreur ! Simplement,
l'entreprise a perdu son image-prix auprès des clients, et elle est très
difficile à récupérer », souligne Michel-Edouard Leclerc. Un autre grand
patron du secteur invite les actionnaires à la prudence : « Je ne vois pas
qui est meilleur que Daniel Bernard dans les hypermarchés. Il y a peu
d'hommes sur la planète capables de diriger une entreprise de cette taille
! » Même si Luc Vandevelde en fait vraisemblablement partie, il n'a pas
forcément envie de monter sur la première marche du podium. « S'il veut le
pouvoir, il l'aura. Il prendra chaque prétexte pour mener à Daniel Bernard
une vie infernale pendant un an, puis il le remplacera. Mais c'est
quelqu'un qui recherche l'influence, la reconnaissance. Il peut très bien
se contenter du rôle de faiseur de roi? et il ne faut pas oublier que
derrière le côté madré de Daniel Bernard se cache un grand politique »,
analyse un de ses proches.
L'heure de vérité fin août. Mais voilà, la Bourse pourrait avoir le dernier
mot : « Nous sommes très hypocrites avec Carrefour en ce moment, reconnaît
un analyste, expert du secteur. Officiellement, nous sommes tous à l'achat.
Mais si on me demande une opinion, je recommande de vendre ! En revanche,
si Daniel Bernard s'en va, le titre peut remonter à 50 euros dans la
journée. » Difficile pour Daniel Bernard de convaincre la Bourse quand
celle-ci a décidé de sa chute, et que les actionnaires font leur champion
d'un autre. De ce côté, l'heure de vérité viendra le 29 août, date à
laquelle le pacte d'actionnaires - où figure Daniel Bernard, détenteur de
0,7 % des parts - doit être renouvelé. La Bourse, elle, semble avoir déjà
choisi : le jour de la publication des résultats 2003 de Carrefour, les
plus élevés dans l'histoire du groupe, le cours chutait.
Anna Rousseau
N°1 européen et n°2 mondial
Chiffre d'affaires : 2003 79 milliards d'euros
Résultat d'exploitation : 3,2 milliards d'euros
Effectifs : 396.662 employés répartis dans 30 pays
Capitalisation boursière : 29 milliards d'euros
Une stratégie qui laisse sceptiques les analystes
Avec le recul de ses positions depuis cinq ans en France et son
développement accéléré et parfois contesté à l'étranger, le distributeur a
été sanctionné en Bourse : depuis la fusion avec Promodès, son titre a
reculé deux fois plus vite que le Cac 40.
Des familles actionnaires absentes de l'exécutif
Quatre décennies après la création de carrefour, les familles fondatrices
ne sont presque plus présentes au sein de l'exécutif du groupe. Denis et
Jacques Defforey en avaient pris la direction en 1985, après le décès de
Marcel Fournier. Ils ont passé la main en 1991 en confiant l'entreprise à
Michel Bon, lui-même remplacé un an plus tard par Daniel Bernard. Restait
Hervé Defforey, le fils de Denis, directeur financier du groupe jusqu'à sa
démission, en 2001, en raison d'un désaccord avec le PDG. Parmi les enfants
Halley, Julien, fils de Robert, et Olivier, fils de Paul-Louis, sont les
seuls à être encore présents dans le groupe. Mais, encore très jeunes, ils
ne peuvent prétendre à des postes élevés.
Lutte de pouvoir à la tête du n°2 mondial des hypers, en perte de vitesse
en France.
Carrefour cherche à rester en course
Par Frédéric PONS
samedi 03 avril 2004
Ce mois d'avril s'annonce bien agité pour Carrefour. Entre le lancement de
sa carte de fidélité le 13 avril et une délicate assemblée générale des
actionnaires annoncée pour le 27 (lire ci-dessous), le groupe essaie de
reprendre la main, avec une clientèle de moins en moins fidèle, alors que
des carabistouilles de pouvoir agitent sa direction. Depuis des mois, le
numéro deux mondial des hypers donne en effet l'impression de ne plus
savoir sur quel pied danser pour séduire des chalands désargentés qui
veulent toujours plus de prix bas, crise oblige. Au début de l'année, le
groupe lançait une campagne de pub «corporate» bien lisse sur le thème
«Consommez mieux»... vite remplacée par des affiches nettement moins
glamour : «L'hyper qui a les lardons au prix le plus bas de la région, il
n'y en a qu'un» (Carrefour bien sûr). Pour enfoncer le clou, les écrans
télé du câble et des neuf chaînes locales de l'Hexagone ont commencé à
diffuser urbi et orbi la bonne parole sur les prix bas de Champion (une
enseigne du groupe).
Guerre des prix. Pour Carrefour, il y a vraiment urgence à contrer la
double offensive du hard-discount et de ses concurrents plus traditionnels
qui mettent eux aussi la gomme sur les prix d'amis. Car depuis janvier, sur
le marché français en proie à une guerre des prix sans précédent entre
grandes enseignes, le groupe Carrefour 270 hypers et 1 000 supermarchés
est sérieusement secoué par les très remuants centres Leclerc : en 2003,
ces derniers ont ravi de justesse à Carrefour la première place du podium
en termes de parts de marché. Un mauvais coup dans un groupe où la «culture
du numéro un» est déclinée à toutes les sauces. «Nos concurrents feraient
bien de se méfier : quand nous nous mettrons à massifier largement nos
achats avec la nouvelle carte de fidélité que nous lançons le 13 avril, ils
auront des soucis à se faire», affirme, vengeur, un homme de Carrefour.
En attendant, Daniel Bernard, l'ombrageux PDG de la maison, passe un sale
quart d'heure. Et qu'importe, semble-t-il, les bonnes performances
financières réalisées par le groupe qu'il dirige depuis 1998 ou sa
croissance internationale. A la Bourse de Paris, l'action se traîne dans la
zone des 40 euros, en baisse de 7,28 % depuis le début de l'année alors que
l'indice du CAC 40 est, lui, resté à peu près stable. Pas terrible pour une
valeur jadis adorée des boursicoteurs de tout poil. De son côté, l'action
du groupe stéphanois Casino, seule autre enseigne d'hypers cotée en Bourse,
n'a perdu elle que 1,3 % depuis le 1er janvier.
Résultat des courses : les concurrents de Carrefour ont ouvert la boîte à
gifles. «Ils ont mis plus d'un an à mettre au point leur ticket de
réduction en copiant sur celui de Leclerc : ils nous avaient habitués à
plus de réactivité», raille l'un des principaux concurrents de la maison.
«Ils ont un gros problème pour faire revenir les clients dans leurs hypers
alors qu'ils ont besoin, plus que d'autres, de créer du trafic : leur
hésitation sur la bonne stratégie à mener en matière de prix bas a dérouté
certains d'entre eux, notamment au profit des centres Leclerc», commente
avec assurance une grosse pointure du secteur. «Carrefour ? On ne tire pas
sur une ambulance», croit pouvoir assurer cet autre ténor de la profession.
Autant d'amabilités qui risquent de faire hurler Daniel Bernard, lui qui
n'est pas spécialement réputé pour sa souplesse de caractère.
Reprise en main. Un caractère déjà mis à très rude épreuve le 8 mars. Ce
jour-là, dans la perspective de l'assemblée générale des actionnaires
prévue le 27 avril, Carrefour publie un communiqué plutôt explosif :
l'homme d'affaires belge Luc Vandevelde sera l'un des deux nouveaux
administrateurs qui devraient faire leur entrée au conseil
d'administration, notamment pour remplacer Paul-Louis Halley, le fondateur
de Promodès, décédé l'an dernier. Là, Daniel Bernard aurait piqué une vraie
grosse colère. Rien de très étonnant : Vandevelde, qui s'était illustré en
mettant sur le carreau les 1 800 salariés de Marks & Spencer France en
2001, est rien de moins que l'ancien numéro deux de la maison que Bernard
avait fermement écarté après l'énorme fusion Carrefour-Promodès en 1999.
Histoire de régner seul. L'arrivée de Vandevelde est d'autant plus
inquiétante pour Daniel Bernard qu'il est le représentant officiel de la
famille Halley, premier actionnaire de l'enseigne avec 11,46 % du capital
et plus de 18 % des droits de vote, loin devant la famille
Badin-Defforey-Fournier, fondatrice de Carrefour.
Comment expliquer cette indiscutable reprise en main de l'actionnaire
principal ? La très riche famille Halley aurait-elle l'intention de se
passer des services de Bernard ? Elle n'aurait en tout cas pas de quoi être
déçue par les dividendes qu'elle reçoit chaque année, à hauteur de sa
participation dans Carrefour, soit la coquette somme de 50 millions d'euros
en 2002, en augmentation sensible par rapport à 2001. Veut-elle prendre une
initiative alors que l'énorme et très riche américain Wal-Mart, numéro un
mondial des hypers et véritable épouvantail de la profession, rôde à la
frontière nord du pays: il vient en effet de commencer à faire ses courses
en Belgique avec le rachat de Spar ? «Un rapprochement entre Carrefour et
Wal-Mart n'est pas d'actualité. Nous démentons formellement les rumeurs
selon lesquelles Wal-Mart nous aurait fait récemment une offre de rachat»,
tranche le groupe tricolore.
© Libération
inscrit le 09/09/03
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