De nombreuses premières et répétitions ont été faites en pente raide ce printemps, notamment grâce à des conditions favorables. Mais si la pente raide fait autant parler, c'est aussi en raison d'un regain d'intérêt du public et des médias pour cette discipline qui était jusque-là assez discrète. Parmi ces descentes, certaines ont attiré notre regard, comme l'impressionant Nant Blanc du trio Lamiche, Pittin et Millerioux au début du mois de mai. C'est un autre trio qui a fait parler de lui la semaine dernière : Jean-Yves Fredriksen, Yann Borgnet et Charles Dubouloz ont effectué le 26 mai la descente du Linceul, une pente suspendue de plus de 50° d'inclinaison dans la face nord des Grandes Jorasses, skiée pour la première fois en 1995 et cotée 5.5, E4. Nous avons interviewé Charles pour qu'il nous parle de cet itinéraire mythique ainsi que de cet attrait récent pour la pente raide.
- Peux-tu nous parler des Grandes Jorasses et de cet itinéraire, le Linceul ?
- C'est une montagne mythique, connue de tous les alpinistes. Elle fait partie des belles montagnes des Alpes qui ont posé problème aux alpinistes lors de l'essor de la discipline, au cours du XXème siècle. Il faut dire qu'ils avaient un matériel qui était complètement différent du notre. Le Linceul, c’est l’itinéraire d’alpinisme le plus accessible des Grandes Jorasses, ouvert par René Desmaison et Robert Flematti en 1968. Ils avaient fait ça "en direct", avec un matériel d’un autre temps qui leur permettait d’être en contact radio avec les médias et les secours, et ils ont passé neuf jours dans la face au total avant d’arriver au sommet !
Le Linceul, ce n’est pas un itinéraire "logique" à skier : il demande une montée dans des goulottes et surtout, ce n’est pas une pente normale qui peut être skiée jusqu’en bas de la face comme les Autrichiens aux Courtes. C'est une pente suspendue, c'est-à-dire perdue au milieu des falaises. C'est ce qui fait que nous avons aimé faire ça, car cela demande des capacités de skieur mais aussi des capacités d’alpiniste.
Aujourd’hui le ski de pente raide est à la mode, de nombreuses personnes s’y mettent avec malheureusement peu de connaissances de la montagne. Là, on commence par remonter les goulottes sur dix longueurs, il faut donc obligatoirement d’abord être alpiniste. La partie que l’on skie n’est pas très longue, mais raide : 300 ou 400m, à environ 55°. Au final, c'est un beau voyage qui mêle l’alpinisme au ski !
- Peux-tu nous présenter votre trio ?
- Il y a d'abord Blutch, Jean-Yves Fredriksen, il est guide de haute-montagne depuis une vingtaine d’années. On ne le présente plus vraiment dans le milieu de la montagne, il a ouvert plusieurs voies en artif dont la voie des Papas aux Drus. C’est aussi un aventurier, il a fait de nombreuses expéditions et il prépare actuellement un gros projet, la traversée de l’Himalaya en parapente et en alpinisme. Il partira à l’automne pour quatre mois, il va traverser neuf pays sur 4500km en autonomie complète. C’est un aventurier et alpiniste confirmé !
Il y a ensuite Yann Borgnet, un jeune qui fait de la montagne depuis longtemps. Il y a déjà dix ans, Stéphane Brosse nous a emmené et initié : c'est lui qui nous a vraiment donné goût à la montagne, au ski et à la pente raide. Yann commence à faire parler de lui, il a fait de belles réalisations. De mon côté, j’étais d’abord parti sur les compétitions de ski alpinisme, et finalement après quelques années nous nous retrouvons sur les mêmes types de projets.
Cette descente, c’était une idée de Blutch, qu'il avait en tête depuis longtemps. En redescendant sur le glacier, il m’a dit : « Tu vois, les rencontres dans la vie c’est dingue, ça fait quinze ans que je voulais skier cette face et je n’avais jamais trouvé quelqu’un d’assez débile pour venir avec moi ! »
Je l'ai connu par mon travail avec Scott (NDLR : tous les trois sont ambassadeurs de la marque Scott). Nous sommes devenus amis, nous avons la même vision des choses et nous avons une certaine alchimie en montagne. Nous avions fait la voie des Autrichiens aux Courtes il y a trois semaines, puis nous avons tenté le Linceul deux fois et la deuxième a été la bonne !
- Comment s'est passée cette journée ?
- Nous avions donc fait une première tentative début mai. La pente était en bonne condition, mais nous nous sommes fait caillasser dans les goulottes du bas, à la montée. Tout ce qui venait de la Gousseault et de la Walker (deux des voies des Grandes Jorasses) nous tombait dessus, et au bout de la troisième longueur nous avons fait demi-tour car c’était trop dangereux.
Pour la deuxième tentative, nous avons trouvé un créneau, la voie Gousseault était un peu plus plâtrée de neige donc nous espérions que les pierres tiennent mieux. Nous avons proposé à Yann de venir avec nous, et nous sommes partis du refuge vers 2h30 du matin. Il y a à peu près 2h30 d’approche, et vers midi nous étions au sommet. Nous avons tout de même reçu quelques pierres, car dès que le soleil sort ça chauffe le bouclier au-dessus et ça tombe. J’en ai pris une dans la jambe et Blutch une dans le pouce ! Ca créée une bonne tension nerveuse dès la montée.
Une fois dans les premières pentes de neige du Linceul, nous avons eu un peu d’hésitation car elle était tout de même dure. Finalement, nous avons laissé les cordes sur place et nous sommes montés en solo, pour aller voir l’état de la neige dans les différentes zones de la face. Nous avons un peu zigzagué en montant, et c’était en fait assez correct voire même bon. Par contre, une fois arrivés au sommet, le temps s’est voilé…
Bien fatigués par cette montée éprouvante, il fallait encore descendre ! Nous sommes déjà dans nos retranchements et il faut encore se concentrer de manière ultime pour la descente. Le plus dur, ce sont les premiers virages. Une fois que nous avons les fait, que nous sommes dedans, ça va mieux, nous avons pris le rythme. Nous ne pensions plus qu’à réussir chaque virage que nous envoyions. Il faut "juste" faire attention à l'endroit où nous mettions nos skis, pour ne pas zipper sur une plaque de glace. Le ski de pente raide, ça reste du solo : même si nous sommes trois, à la descente c'est chacun pour soi. Si l’un d’entre nous rate un virage, on ne pourra rien pour lui…
- Qu'est-ce qui te pousse à entreprendre ce genre de sortie, avec autant d'engagement ?
- Ce qui me pousse, c’est l’adrénaline, la pente qui est superbe et les sensations qu’on en retire. Des sensations qui sont très difficiles à retrouver dans d’autres sports ou d’autres situations. Quand tu es avec tes skis dans ce genre d'endroit, même si tu es avec deux copains, tu es tout de même seul, face à toi-même. Il faut avoir une certaine confiance en soi, sans vouloir être prétentieux, mais aussi de l’humilité : si tu arrives au sommet et que tu ne le sens pas, il ne faut pas y aller. Si c’est bon, tu y vas, et quand tu fais des virages dans une neige bonne comme on a eu, où les skis ancrent bien, c’est très plaisant à skier ! Et évidemment il y a l'immense satisfaction d’avoir réussi.
Pour l'historique, nous pensions avoir été les premiers à répéter cette descente depuis la première de Sam Baugey et Jérome Ruby (en snowboard) en mai 1995, mais il semblerait qu’un autre skieur ait fait une descente du Linceul peu après eux. Il se peut qu’il y en ait eu d’autres, donc nous prenons tout ça avec des pincettes. C'est ça la pente raide, il y a des mecs qui font des trucs de fous dans leur coin, sans en parler. En tout cas c’est un superbe itinéraire que nous sommes très heureux d’avoir skié, et où ça faisait surement un moment qu'aucune spatule n'avait été posée.
- La pente raide serait donc la nouvelle mode ?
- Je pense, oui. Les skieurs alpinistes qui ont ouvert les voies à l’époque, dans les années 70 ou 80, étaient des mutants. Ils avaient des skis d’un autre temps, ils découvraient au fur et à mesure, c’était hyper engagé et on en entendait peu ou pas parler. Parfois il y avait une parution dans un magazine papier quelques mois après, sinon rien du tout. Il y avait juste dans le milieu où ça se savait. De nos jours, avec internet et les réseaux sociaux, nous parlons tous de ce que nous faisons, nous publions beaucoup, ça partage derrière, et les gens apprécient, ça impressionne ou ça donne envie. Et tout se sait très vite, bien plus qu'avant.
Tout le monde a le droit de faire ce qu’il veut en montagne, mais ça peut être à double tranchant : il ne faut pas que ça pousse à certaines dérives, typiquement des personnes qui, après avoir vu des images ou récits de pente raide, se lancent dans des choses pour lesquelles elles n’ont pas le niveau, les connaissances et les capacités pour les faire. Malheureusement j’ai l’impression que l’on y arrive un peu. Il va vraiment falloir faire attention, prendre la mesure par rapport à ça. Une chose est sure, c’est que ça devient une mode.
De mon point de vue, c’est la progression d’un effet de mode : il y a 15 ans c’était le freestyle, plus tu étais habillé large mieux c’était ! Si tu faisais de la montagne, tu étais complètement has-been ! Ensuite il y a eu le freeride et l’arrivée du Freeride World Tour, avec des images spectaculaires, dans un milieu moins aseptisé que le half-pipe ou le big air, ça a beaucoup plu aux gens. Aujourd’hui la mode est passée à la freerando : si tu ne mets pas les peaux et que tu fais du freestyle, aujourd’hui, tu galères pour avoir des sponsors. Alors que le mec qui va poser trois virages et faire deux belles photos dans une pente vierge, il y arrive et il est sur le devant de la scène. Et là, on a "l’élite" de la freerando, qui fait de la pente raide ! Tout le monde va vers ça désormais, c’est une question de tendance et de mode, ça évolue. Du freestyle, au freeride, à la freerando, à la pente raide… Qu’est-ce que sera le prochain truc, on verra !
Mais c’est drôle cette situation : j’ai toujours fait du ski alpinisme et de la rando. Il y a 10-15 ans quand je disais ça, les gens ne savaient même pas ce que c’était. En plus, c’était la honte de faire ça ! Vraiment la honte, je passais pour un cafiste ! Alors qu’aujourd’hui, si tu ne fais pas ça, tu n’es pas à la mode. Des descentes impressionnantes comme le Linceul ou le Nant Blanc, il y en a eu de nombreuses faites auparavant, certaines par Stéphane (NDLR Brosse). Mais on en parlait peu, uniquement dans le milieu des connaisseurs, cela atteignait moins de gens que maintenant.
En freeride, quand on a vu des mecs envoyer de gros backflips sur des barres de 10 ou 15m ça a choqué tout le monde, les gens se disaient que c’était magique. Les faces faisaient peur, les images étaient belles et c'était très impressionnant. Tout le monde est allé vers cette pratique. Aujourd’hui, une partie des personnes qui appréciaient de regarder du freeride se sont lassées. Dans le même temps, grâce aux caméras embarqués et aux drones on peut sortir des images de pente raide et ça fait le même effet qu’aux débuts de la médiatisation du freeride. C'est une discipline très spectaculaire, c’est magique aussi ! Certaines personnes osent franchir le pas et essayer. A tort ou à raison, cela dépend de la façon dont ils le feront. Je ne juge pas si c’est bon ou pas.
Une chose est sure, une fois que le vent aura tourné, et que cela redeviendra has-been, je pense que nous ne serons plus beaucoup à être toujours attirés par ça et à continuer de skier ce genre de truc ! Mais nous, nous y resterons, c’est clair.
9 Commentaires
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Après pour parler de l'évolution de la mode en ski et des sponsors qui suivent, je suis pas tout à fait d'accord. Un gars qui claque un 7.2 d'une amplitude monstrueuse en station arrivera toujours facilement à faire parler de lui. Candide a d'ailleurs largement contribué à rendre magique une session ski-sauvage à 15m des pistes en terrain trafollé.
Il y a aussi toute la génération des pionniers du freeride qui vieillit, qui ne peut plus se permettre de se péter la mâchoire sur une barre de 40m mais qui est encore capable d'aller skier en pente raide et de "rester en vie" (en terme d'adrénaline et de médiatisation).
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En "pente raide", tu risques ta vie à la moindre chute si t'as pas le niveau....donc il serait préférable que ça reste "confidentiel".
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Je suis assez qu'accord avec toi tartiflette_power !
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