Pour Carmen Yañez comme pour tous les Chiliens, le 11 septembre veut dire 1973, putsch, Pinochet. Son mari est arrêté. Puis vient son tour, à elle. Elle ne retrouvera sa trace qu'en 1981, en exil.
C'est un éboueur qui l'a retrouvée. Un pauvre hère qui passait ses journées sur la décharge, à Santiago du Chili, dans l'espoir d'y dénicher des métaux. Il a vu cette femme brune qui restait assise, l'air hagard, et il a tout de suite compris. En fin connaisseur de la décharge, il en avait observé les coutumes. C'est là qu'"ils" jetaient les prisonniers vivants dont ils voulaient se débarrasser. Ceux que la torture n'avait pas permis de faire parler.
Pour Carmen Yañez comme pour tous les Chiliens, le 11 septembre "est une date déjà occupée" : celle du putsch de 1973, lorsque la junte commandée par le général Pinochet s'empare du pouvoir, avec l'aide de la CIA, entraînant la mort du président Salvador Allende. Des conséquences qu'eut sur sa propre vie ce régime de violence et de terreur (plus de 3 000 assassinats et disparitions), Carmen Yañez n'est pas sûre d'arriver à en parler. A l'avance, elle demande qu'on veuille bien excuser ses silences.
Carmen est pourtant une brune pulpeuse, juvénile et facilement rieuse, qui ne fait pas ses 52 ans. Rien d'une rescapée de la douleur. Après bien des errances, elle a fini par s'installer dans les Asturies, au nord de l'Espagne, dans une spacieuse maison d'un quartier chic de Gijón, avec piscine et jardin. Elle y écrit de la poésie. A l'étage travaille Luis, un écrivain célèbre qui fait partie de son histoire. Sur sa terrasse, face au jardin, Carmen met toute sa gaieté à parler de lui. Et des enthousiasmes de leur jeunesse, quand tout semblait possible.
Luis a dû payer deux bouteilles de vin pour être présenté à Carmen. Une blague entre garçons. C'est en 1967, elle a 15 ans et lui 18 ans. Il est étudiant en théâtre. Comme elle, il écrit des poèmes. Et comme tant d'autres étudiants, dans ce sud de l'Amérique où l'engagement politique va de soi, il milite au parti socialiste.
Salvador Allende est leur héros. Ils sont de ce mouvement de gauche - communistes divers, socialistes, aile gauche de la démocratie chrétienne - qui soutient sa candidature à l'élection présidentielle de 1970. Le démocrate-chrétien Eduardo Frei Montalva est encore au pouvoir. Ils taguent "Viva la revolucion !" sur les murs, soutiennent la révolte étudiante et les grèves ouvrières, se bagarrent avec les groupes de droite et manifestent contre la guerre du Vietnam, rythmés par les événements du monde. Allende est élu. Carmen et Luis se marient.
En 1972, ils ont un fils qu'ils prénomment Carlos-Lenin. Carlos à cause de Karl (Marx), au cas où Lenin n'aurait pas suffi. "C'était à la mode, explique Carmen comme pour s'excuser. Il y avait des tas d'Illitch Gutierrez, de Rosa Rodriguez (pour Rosa Luxemburg), et tous les prénoms russes y passaient." Un an et demi plus tard, la dictature installée, il faut falsifier le certificat de naissance. Carlos-Lenin devient Carlos-Leonidas.
Carmen se radicalise. Luis travaille dans l'orbite du gouvernement d'Allende. Elle se rapproche du Parti communiste révolutionnaire (PCR), d'inspiration maoïste. "Puriste", elle est contre l'usage du déodorant et du dentifrice, milite pour la psychanalyse freudienne et se lave les dents avec de la cendre. Luis, moins pur, préfère le dentifrice et le déodorant. Ils s'insultent. Elle le traite de "cochon de bourgeois", lui de "Chinoise enfiévrée". Sur la terrasse de sa maison de Gijón, elle sourit d'un air coquin. "Nous étions si sérieux ! Et si ridicules !" Elle s'assombrit, le regard perdu dans le lointain.
Mardi 11 septembre 1973 : le couple habite la maison familiale de Carmen, dans une commune ouvrière du sud de Santiago. Grondements d'avions, bruits de mitraille. Des chars sur les avenues. La radio annonce la mort d'Allende, dont on saura plus tard qu'il s'est suicidé. Luis, un frère de Carmen, et son père quittent la maison "pour organiser la résistance". Ils reviennent au bout de quelques jours, bredouilles.
Elle raconte les jours qui suivirent le 11 septembre. Le couvre-feu, la maison souvent perquisitionnée. Les "suspects" emplissant les casernes et les stades de football, puis transférés dans des camps. Les exécutions, les tortures. "J'avais peur tout le temps." Son père, ouvrier et militant communiste, souvent arrêté, est emprisonné plusieurs mois. Torturé ? "Je ne sais pas. Il n'a jamais raconté. Qu'est-ce que tu veux raconter à tes enfants ?"
En octobre, Luis s'exile dans le sud du pays, recherché pour avoir travaillé au gouvernement d'Allende. Il est arrêté et passe près de deux ans à la prison de Temuco. Quand Carmen parvient enfin à lui rendre visite, il a été torturé à l'électricité. Ses ongles sont arrachés.
"J'étais pleine de rage, de douleur, d'impuissance, dit Carmen. La mort était partout. Tu la voyais dans les rivières, où flottaient des cadavres. Tu la devinais dans les camions qui les transportaient. Si tu allais voir un ami, il fallait t'attendre à le trouver mort, à côté des "milicos" (flics militaires). Quand on est si près de la mort, on agit sans plus penser."
Elle rentre à Santiago et décide de militer activement. En décembre, elle s'inscrit au PCR. Sa mission est de recruter des militants. Pour s'infiltrer parmi les étudiants, elle prend des cours du soir. Confie Carlos-Lenin et change souvent de domicile. Cumule les petits métiers : secrétaire, vendeuse, photographe de mariage.
"Et puis ça a été mon tour." Ces mots, Carmen Yañez les murmure. Sa voix devient faible, presque inaudible. Elle répète : "Ça a été mon tour. J'ai été prise. A ce moment-là, la répression était ciblée. Ils ne cherchaient que les opposants actifs."
En octobre 1975, à 3 heures du matin, des "milicos" surgissent au domicile familial. Il y a là ses parents, sa sœur et le petit Carlos-Lenin, mais c'est "Pelusa" qu'ils veulent (le petit nom de Carmen). Les yeux bandés, elle est emmenée en voiture, franchit un portail, pénètre dans une salle. Un projecteur est braqué sur elle. "C'est elle ?", demande quelqu'un. Une voix répond faiblement : "Oui, c'est elle."
"824". Carmen Yañez n'est pas près d'oublier le numéro qu'on lui accroche au cou. Dans la cellule où on l'amène, il y a quatre femmes, des lits superposés, un panier de linge taché de sang. "Je n'arrivais pas à y croire, dit Carmen, les lèvres tremblantes. J'étais à la Villa Grimaldi, l'un des sinistres centres d'interrogatoire et de torture mis en place par Pinochet. Je connaissais des gens qui étaient passés par là. Je savais ce qu'on y subissait."
Les femmes de sa cellule portent les marques de la torture et racontent les "séances". Carmen évite de répondre à leurs questions. "Je me méfiais de tout le monde, même des prisonnières". Le viol est sa hantise. Aucune n'en parle. "Ces choses-là ne se racontent pas. Pour l'une d'entre nous, j'ai eu un mauvais pressentiment. On venait la chercher plus souvent que les autres." Car de temps en temps, la porte s'ouvrait. "Ils" en appelaient une. Et ils appelèrent Pelusa.
Elle est toute nue. Ses yeux sont bandés. "Un homme est entré. Je pouvais distinguer le bas de son pantalon, il était très gros. Il sentait mauvais. On m'a attachée sur un sommier en fer, ils appelaient ça "la grille". Il y avait une odeur de vomi et d'excréments. Ils ont mis la musique très fort, des variétés. L'homme a fixé sur mon poignet un bracelet en métal relié à une machine et a branché l'électricité. Il avait aussi une sorte de clé qu'il promenait sur mon corps pour y envoyer des décharges. Sur les tempes, les chevilles, les pointes des seins. Je ne savais pas quand ça allait venir. Ils me demandaient qui je connaissais, où étaient les armes, comment on était organisés. Je ne faisais que crier. J'avais préparé un mensonge que je répétais. Ça a duré... je ne sais pas. Un temps infini."
Carmen n'est plus revenue à "la grille". Quelques jours plus tard, ils lui ont fait "la picana": "Tu es assise toute nue. On te passe le courant et ils te cognent en même temps." Troisième séance, idem. "C'est une douleur indicible, physique et morale. Je tenais le même mensonge en leur lâchant des petits bouts de vérité. Pour gagner du temps. Je sentais que si j'avouais tout j'étais flambée."
La cellule des femmes se trouve à côté de la salle de torture. "On entendait tout. Une séance avait été particulièrement pénible. On entendait les cris d'une femme, au rythme qu'on imaginait des décharges et des coups. Ensuite, ils ont jeté un paquet dans notre cellule. On s'est approchées pour regarder. C'était une femme pleine de sang, la lèvre déchirée."
Cette femme s'appelle Marcia Scantlebury. Son mari est fonctionnaire à l'ONU, elle est une dirigeante du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) et a déjà fait un séjour à la Villa Grimaldi. "J'ai ressenti une grande confiance en elle, raconte Carmen. Elle avait tenu sous la torture, j'entendais qu'elle niait tout. C'est la seule personne à qui je me sois confiée. On chantait, on récitait des poèmes, on parlait de tout. Elle me disait qu'elle était "fière d'être leur ennemie". Ça m'avait plu. Je partageais le même orgueil."
Carmen reste plus d'un mois à la Villa Grimaldi. A la fin de sa "troisième séance" elle est mise dans une voiture, un sparadrap sur les yeux. Puis abandonnée sur une décharge du sud de Santiago. "Je me suis assise sur les ordures. Je me sentais pourrie. La liberté est une sensation compliquée à retrouver."Elle se réfugie au sud du pays avec Carlos-Lenin. Et recommence à militer.
Luis s'est volatilisé. La plupart des camarades de Carmen sont tombés. Elle-même est assignée à résidence. "J'en avais marre." En 1981, elle parvient à s'exiler en Suède avec Carlos-Lenin. Une autre vie commence. Camp de réfugiés, petits métiers. Elle est balayeuse, puéricultrice. Elle a un autre fils, Jorge, et écrit des poèmes réalistes où le Chili a sa part. "J'ai beaucoup de rancœur contre le Chili. Beaucoup de douleur." Elle reste seize ans en Suède.
De son côté, Luis a refait sa vie en Allemagne. A sa sortie de prison, il avait cherché Carmen en vain et quitté le Chili en 1977. Il a eu une fille en Equateur et trois enfants en Allemagne. Quand Carmen retrouve sa trace, en 1981, ils se téléphonent souvent. Luis vient parfois en Suède voir Carlos-Lenin. Ils divorcent en amitié.
Les années passent. Luis devient un auteur à succès. Son nom est Luis Sepulveda (éditions Métailié). Le Vieux qui lisait des romans d'amour se vend à des millions d'exemplaires dans le monde. Ses autres romans sont parsemés d'allusions à leur histoire. Dans Un nom de torero apparaît une certaine Veronica, "trouvée sur une décharge au sud de la capitale chilienne", après avoir "subi toutes les formes de torture".
Il y a aussi cette mystérieuse nouvelle écrite comme une ode, La Brune et la Blonde, où deux femmes se retrouvent en Italie. "Elles ne se sont pas connues dans un jardin ni dans un bal, mais dans les cachots d'une bâtisse sinistre appelée Villa Grimaldi. (...) Il faisait nuit à Santiago du Chili quand la brune fut arrachée de chez elle (...). Il faisait nuit à Santiago du Chili quand la blonde fut arrachée de chez elle..."
La blonde, c'est Marcia Scantlebury. La nouvelle est romancée mais l'histoire est vraie. Carmen n'avait jamais oublié la courageuse Marcia, sa camarade de torture à la Villa Grimaldi. Des années, elle l'avait cherchée et la croyait morte. En Suède, elle gardait toujours sur elle une photo de cette femme magnifique, qui était journaliste au Chili. Et un jour de 1998, alors que Luis et Carmen se trouvaient à Venise, Marcia a retrouvé Carmen. "On m'a appelée dans ma chambre d'hôtel. "Hola Pelusa !" - "Qui est-ce ?" - "C'est Marcia !" J'ai poussé un cri. Je suis descendue, on a pleuré, on a ri. On a comblé les trous de l'histoire. Elle est retournée vivre au Chili."
Carlos-Lenin (qu'on appelle maintenant Carlos tout court) est musicien en Suède et a un fils de 2 ans. Quant à Carmen et Luis, à force de se téléphoner, de s'écrire, de se raconter leur vie et leurs peines de cœur, ils sont retombés amoureux. Carmen a quitté la Suède, Luis l'Allemagne. Depuis 1997, ils vivent ensemble à Gijón et ont six enfants à eux deux. Aucun ne parle la même langue. "Quand ils viennent ici, dit Carmen, c'est la tour de Babel. Je parle suédois avec ma belle-fille, espagnol avec mes enfants, Luis parle (mal) allemand avec les siens. Entre eux, ils se débrouillent en anglais."
La dernière fois, Luis a dit à Carlos-Lenin : "Il faut que je te parle. Je te redemande la main de ta mère." Ils sont tous à Gijón ce week-end, samedi 21 août, pour le mariage de Carmen et Luis.
inscrit le 04/12/02
680 messages