Un article etonnant dans "le monde" d'aujourd'hui :
L'océan Arctique bientôt navigable
LE MONDE | 26.10.04 | 13h31 • MIS A JOUR LE 26.10.04 | 13h35
Très sensible au réchauffement climatique, le Grand Nord pourrait s'ouvrir, d'ici trente ans, au trafic maritime et à l'exploitation minière.
Québec (Canada) de notre envoyé spécial
"Dans les années 1980, le signal était ambigu. Dans les années 1990, la tendance est devenue nette. Dans les années 2000, elle est manifeste : l'Arctique fond." A bord du brise-glace de recherche Amundsen, dont il parcourt avec vélocité les coursives truffées de petits laboratoires, Louis Fortier, de l'université Laval de Québec, résume le consensus scientifique à propos des glaces de l'océan Arctique. Elles se réduisent continuellement.
Tous les signes vont dans le même sens. Début octobre, des spécialistes des glaces de l'université de Boulder (Etats-Unis) annonçaient que "les relevés satellitaires indiquent que l'étendue de la glace en mer Arctique était en septembre de 13,4 % inférieure à la moyenne". Septembre marque la fin de la période de fonte estivale et constitue un bon indicateur de l'évolution de la banquise. Ce déclin est déjà passé de 12 % par rapport à la moyenne en 2002, à 15 % en 2003.
Autre indicateur, la superficie de la glace permanente, celle qui ne fond pas en été : en octobre 2003, l'Institut d'études spatiales Goddard de la NASA annonçait que "l'Arctique a perdu près de 10 % de sa couche de glace permanente tous les dix ans depuis 1980". Elle ne couvre plus que 6 millions de kilomètres carrés contre 7 millions en 1980.
Troisième indicateur : l'épaisseur de la glace. Dans la partie centrale du bassin Arctique, elle est passée de 3 mètres dans les années 1960 à 2 mètres dans les années 1990.
D'autres paramètres se modifient eux aussi : "Dans l'océan Arctique lui-même, la barrière entre couche de surface dessalée et couche océanique plus salée bouge plus vite que dans le passé, dit Jean-Claude Gascard, du Laboratoire d'océanologie dynamique et de climatologie, à Paris. Et, dans l'atmosphère, la distribution des hautes et basses pressions change de même."
"Nous pouvons affirmer que l'Arctique se réchauffe et que ce réchauffement est plus fort que celui de la moyenne planétaire, résume Gordon McBean, de l'université de l'Ontario de l'Ouest (Canada). Mais nous avons un énorme problème de données, et nous discutons encore pour déterminer si ce réchauffement est dû à l'activité humaine." M. McBean est l'un des auteurs d'un rapport synthétique sur l'effet du changement climatique sur l'Arctique qui sera publié début novembre, lors du symposium du Conseil arctique, à Reykjavik, en Islande.
"Tous les modèles convergent pour dire que, d'ici trente à quatre-vingts ans, la glace d'été aura disparu, précise M. Gascard. Mais certains pensent encore que le réchauffement observé est l'effet d'une variabilité naturelle qui semble très forte dans cette région. Nous manquons cruellement de données pour confirmer la force et la durabilité du réchauffement de cet océan."
Si les scientifiques restent encore prudents, l'interprétation du phénomène ne fait pas de doute pour des spécialistes de géopolitique. Si les glaces de l'Arctique fondent, cela ouvrira la région polaire à la navigation maritime et à l'exploitation minière. Une telle évolution constituerait la première mutation concrète, sur les plans économique et politique, imputable au changement climatique.
"Avec le réchauffement et la progression constante des techniques de construction navale, dit Frédéric Lasserre, professeur à l'Institut québécois des hautes études internationales, à Québec, les passages du Nord-Ouest, le long du Canada, et la route du Nord, le long de la Sibérie, pourraient devenir de nouveaux axes majeurs de navigation entre l'Atlantique et le Pacifique."
En écourtant de quelque 6 000 ou 8 000 kilomètres le trajet entre l'Europe et les Etats-Unis, d'une part, et le Japon et la Chine, d'autre part, l'Arctique pourrait concurrencer les routes de Panama et de Suez et bouleverser l'équilibre du commerce mondial. De plus, note-t-on chez un armateur, la Compagnie Louis Dreyfus, "cette voie rendrait compétitives des marchandises qui ne le sont pas du fait du coût du transport, par exemple les céréales d'Europe vers la Chine".
Tout cela n'est pas encore d'actualité. Même si, de plus en plus souvent, des bateaux tentent le passage par la voie nord, celui-ci est loin d'être économique : coque renforcée indispensable, primes d'assurance élevées, recours souvent nécessaire aux brise-glaces sont des freins encore efficaces. Mais pour combien de temps ?
Un autre effet de la fonte de la banquise arctique serait de faciliter l'exploitation des richesses minières que l'on suppose enfouies sous les eaux ou les côtes. Le Canada a ainsi commencé à exploiter le diamant dans les îles du Grand Nord et pourrait produire bientôt 10 % à 15 % de la valeur mondiale de brut.
De même, selon Willy Ostreng, du Centre des études avancées, à Oslo, "les experts norvégiens estiment que 25 % des réserves non encore découvertes de pétrole et de gaz dans le monde se situent en Arctique". Charbon, molybdène, tantale, argent, platine, or sont les autres matières citées dont l'exploitation deviendrait profitable. Sans oublier que l'ouverture de la voie maritime faciliterait le transport des richesses enfouies en Sibérie.
De telles perspectives intéressent au premier chef le Canada et la Russie. La route russe devrait cependant s'ouvrir avant le mythique passage du Nord-Ouest : "Les modifications atmosphériques changent le régime des vents, explique M. Gascard, ce qui pousse les glaces vers le Canada et le nord du Groenland." M. McBean confirme : "L'ouverture du passage arctique sera une idée-clé de notre rapport de novembre. Mais elle se fera probablement d'abord du côté sibérien."
Un autre problème, enfin, devrait surgir avec cette nouvelle ruée vers l'or : la menace qu'elle fera peser sur un environnement très fragile. "Tous ces bateaux le long des côtes..., s'inquiète Willy Ostreng. S'ils provoquaient une marée noire..."
Hervé Kempf
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.10.04
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smac
L'océan Arctique bientôt navigable
LE MONDE | 26.10.04 | 13h31 • MIS A JOUR LE 26.10.04 | 13h35
Très sensible au réchauffement climatique, le Grand Nord pourrait s'ouvrir, d'ici trente ans, au trafic maritime et à l'exploitation minière.
Québec (Canada) de notre envoyé spécial
"Dans les années 1980, le signal était ambigu. Dans les années 1990, la tendance est devenue nette. Dans les années 2000, elle est manifeste : l'Arctique fond." A bord du brise-glace de recherche Amundsen, dont il parcourt avec vélocité les coursives truffées de petits laboratoires, Louis Fortier, de l'université Laval de Québec, résume le consensus scientifique à propos des glaces de l'océan Arctique. Elles se réduisent continuellement.
Tous les signes vont dans le même sens. Début octobre, des spécialistes des glaces de l'université de Boulder (Etats-Unis) annonçaient que "les relevés satellitaires indiquent que l'étendue de la glace en mer Arctique était en septembre de 13,4 % inférieure à la moyenne". Septembre marque la fin de la période de fonte estivale et constitue un bon indicateur de l'évolution de la banquise. Ce déclin est déjà passé de 12 % par rapport à la moyenne en 2002, à 15 % en 2003.
Autre indicateur, la superficie de la glace permanente, celle qui ne fond pas en été : en octobre 2003, l'Institut d'études spatiales Goddard de la NASA annonçait que "l'Arctique a perdu près de 10 % de sa couche de glace permanente tous les dix ans depuis 1980". Elle ne couvre plus que 6 millions de kilomètres carrés contre 7 millions en 1980.
Troisième indicateur : l'épaisseur de la glace. Dans la partie centrale du bassin Arctique, elle est passée de 3 mètres dans les années 1960 à 2 mètres dans les années 1990.
D'autres paramètres se modifient eux aussi : "Dans l'océan Arctique lui-même, la barrière entre couche de surface dessalée et couche océanique plus salée bouge plus vite que dans le passé, dit Jean-Claude Gascard, du Laboratoire d'océanologie dynamique et de climatologie, à Paris. Et, dans l'atmosphère, la distribution des hautes et basses pressions change de même."
"Nous pouvons affirmer que l'Arctique se réchauffe et que ce réchauffement est plus fort que celui de la moyenne planétaire, résume Gordon McBean, de l'université de l'Ontario de l'Ouest (Canada). Mais nous avons un énorme problème de données, et nous discutons encore pour déterminer si ce réchauffement est dû à l'activité humaine." M. McBean est l'un des auteurs d'un rapport synthétique sur l'effet du changement climatique sur l'Arctique qui sera publié début novembre, lors du symposium du Conseil arctique, à Reykjavik, en Islande.
"Tous les modèles convergent pour dire que, d'ici trente à quatre-vingts ans, la glace d'été aura disparu, précise M. Gascard. Mais certains pensent encore que le réchauffement observé est l'effet d'une variabilité naturelle qui semble très forte dans cette région. Nous manquons cruellement de données pour confirmer la force et la durabilité du réchauffement de cet océan."
Si les scientifiques restent encore prudents, l'interprétation du phénomène ne fait pas de doute pour des spécialistes de géopolitique. Si les glaces de l'Arctique fondent, cela ouvrira la région polaire à la navigation maritime et à l'exploitation minière. Une telle évolution constituerait la première mutation concrète, sur les plans économique et politique, imputable au changement climatique.
"Avec le réchauffement et la progression constante des techniques de construction navale, dit Frédéric Lasserre, professeur à l'Institut québécois des hautes études internationales, à Québec, les passages du Nord-Ouest, le long du Canada, et la route du Nord, le long de la Sibérie, pourraient devenir de nouveaux axes majeurs de navigation entre l'Atlantique et le Pacifique."
En écourtant de quelque 6 000 ou 8 000 kilomètres le trajet entre l'Europe et les Etats-Unis, d'une part, et le Japon et la Chine, d'autre part, l'Arctique pourrait concurrencer les routes de Panama et de Suez et bouleverser l'équilibre du commerce mondial. De plus, note-t-on chez un armateur, la Compagnie Louis Dreyfus, "cette voie rendrait compétitives des marchandises qui ne le sont pas du fait du coût du transport, par exemple les céréales d'Europe vers la Chine".
Tout cela n'est pas encore d'actualité. Même si, de plus en plus souvent, des bateaux tentent le passage par la voie nord, celui-ci est loin d'être économique : coque renforcée indispensable, primes d'assurance élevées, recours souvent nécessaire aux brise-glaces sont des freins encore efficaces. Mais pour combien de temps ?
Un autre effet de la fonte de la banquise arctique serait de faciliter l'exploitation des richesses minières que l'on suppose enfouies sous les eaux ou les côtes. Le Canada a ainsi commencé à exploiter le diamant dans les îles du Grand Nord et pourrait produire bientôt 10 % à 15 % de la valeur mondiale de brut.
De même, selon Willy Ostreng, du Centre des études avancées, à Oslo, "les experts norvégiens estiment que 25 % des réserves non encore découvertes de pétrole et de gaz dans le monde se situent en Arctique". Charbon, molybdène, tantale, argent, platine, or sont les autres matières citées dont l'exploitation deviendrait profitable. Sans oublier que l'ouverture de la voie maritime faciliterait le transport des richesses enfouies en Sibérie.
De telles perspectives intéressent au premier chef le Canada et la Russie. La route russe devrait cependant s'ouvrir avant le mythique passage du Nord-Ouest : "Les modifications atmosphériques changent le régime des vents, explique M. Gascard, ce qui pousse les glaces vers le Canada et le nord du Groenland." M. McBean confirme : "L'ouverture du passage arctique sera une idée-clé de notre rapport de novembre. Mais elle se fera probablement d'abord du côté sibérien."
Un autre problème, enfin, devrait surgir avec cette nouvelle ruée vers l'or : la menace qu'elle fera peser sur un environnement très fragile. "Tous ces bateaux le long des côtes..., s'inquiète Willy Ostreng. S'ils provoquaient une marée noire..."
Hervé Kempf
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.10.04
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