[livre] à lire

Vous connaissez sans doute l’histoire du Juif errant, cet homme qui aurait frappé Jésus sur le chemin de croix pour le faire avancer plus vite. La légende veut que Jésus l’ait condamné à errer sur Terre jusqu’au Jugement dernier, et que, au fil du temps, ce pécheur se soit repenti et soit devenu un modèle de sagesse et de piété.
C’est en s’inspirant de cette légende que trois auteurs ont conçu ce « livre » étrange, à mi-chemin entre la littérature et logiciel. Il s’agit en quelque sorte d’un programme qui génère de littérature selon un mode prédéfini : toutes les cinq minutes, il affiche une nouvelle page de l’histoire du Juif Errant. Le premier intérêt de ce système est qu’on ne voit pas venir la fin de l’histoire. Quand on lit un livre, on voit la fin approcher au fur et à mesure que diminue le nombre de pages restantes et il est rare qu’environ cinq pages avant la fin on ne jette un oeil pour savoir combien il en reste. Ici, un tel procédé n’est plus possible, la fin de l’histoire peut surgir d’un instant à l’autre. De la sorte, comme le Juif errant ne savait quand viendrait le Jugement dernier, le lecteur ne sait pas quand arrive la fin du récit. Rassurez-vous, si vous n’étiez pas là au moment où cela s’est produit, le texte est enregistré au fur et à mesure qu’il s’inscrit.
J’ai découvert ce qui faisait le véritable intérêt de ce programme en éteignant mon ordinateur après une heure de lecture. Quand je l’ai rallummé pour reprendre ma lecture où je l’avais laissé, à savoir, quand le Juif Errant s’apprête à partir sur les routes du monde après une scène émouvante d’adieux d’avec sa famille, j’ai vu l’histoire recommencer au début, à la phrase de malédiction de Jésus : « Pour toi, tu attendras mon arrivée ». Mais quelle ne fut pas ma surprise quand je le vis prendre, non pas le chemin de sa maison comme la fois précédente, mais celui de l’auberge pour se livrer à une incroyable débauche. Intrigué, je rallummai mon ordinateur et cette fois, après l’invariable première phrase, je pus lire le récit du Juif Errant suivant Jésus jusqu’au Golghota en le couvrant d’insultes.
J’ai pu rencontrer plus tard les trois auteurs du livre, Eric Bosconi, Agnès Hermieux et Louis Souffrod qui m’ont expliqué le fonctionnement du programme. Il s’agit d’une sorte d’immense jeu vidéo qui n’afficherait que du texte et sur lequel le lecteur ne peut pas agir. Un nombre incroyable de paramètres est pris en compte, ce qui permet d’éviter, d’une part les contradictions et d’autre part, des structures trop répétitives. Selon le rythme immuable d’une page toutes les cinq minutes, le programme génère une histoire du Juif errant dont les péripéties sont imprévisibles, même pour les auteurs.
Les auteurs ont voulu que le rythme de l’oeuvre soit cent supérieur à celui dans lequel évolue le lecteur. Ainsi, quand il s’écoule une heure dans la réalite, il s’écoule environ cent heures dans l’univers du Juif Errant. Il s’agit bien sur d’une moyenne, car si le livre était le résumé de chaque journée du Juif Errant en trois pages, cela deviendrait très répétitif et terriblement ennuyeux. Une journée de la fiction peut demander plusieurs journées réelles pour aller à son achèvement et, inversement, si le Juif Errant est enfermé dans un cachot pendant des années, cela tiendra sur quelques pages, comme dans n’importe quel récit. Mais le logiciel en tiendra compte à un moment ou un autre.
Un autre intérêt de ce système, de l’unicité de chaque récit, est que cela renforce incroyablement l’identification au personnage. D’abord, chaque lecteur est responsable de la survie de son héros en s’assurant que l’ordinateur reste branché ( je recommande d’ailleurs l’utilisation du portable puisque la batterie peut sauver votre héros d’une panne de courant). Ce système, qui n’est pas sans rappeler vaguement celui du tamagochi, responsabilise le lecteur vis-à-vis du Juif Errant et l’oblige à garder un intérêt constant au récit. Ensuite, le fait que votre récit soit unique donne une impression de réalité très forte. Si tout le monde peut croire à l’existence d’une Madame Bovary, dont la vie aurait été à l’image de semblable au roman de Flaubert, personne ne peut croire à celle-ci ait vraiment éxisté telle quelle, du fait notamment que des millions de gens ont lu ce chef-d’oeuvre, ce qui fait que, d’une certaine façon, elle est née et morte des millions de fois.
De plus, dans L’Histoire éternelle du juif errant, les évènements sont générés à une certaine heure réelle. C’est à telle date, telle heure, à cinq minutes près que le Juif Errant s’est embarqué sur un navire qui voguait vers la Turquie. Alors que dans un roman ordinaire, le moment auquel un passage a été écrit n’a aucune importance, sauf cas exceptionels ( écrit sur son lit de mort, en prison etc). Cette chronologie propre à l’oeuvre donne une plus grande consistance au monde décrit dans le livre.
Mais tout cela n’est rien à côté des promesses de cette oeuvre. Si tous les ans réels, il se passe un siècle, cela signifie que dans vingt ans, le temps du Juif Errant coïncidera avec celui de la réalité, mais surtout que passé ce moment, le récit deviendra un roman de science-fiction, ou plutot, la plus grande épopée futuriste de tous les temps. Je crois posséder un des modèles les plus anciens (deux ans) et mon personnage mendie actuellement son pain à Istanbul au deuxième siècle de notre ère. Quant aux auteurs, ils ont chacun leur récit, qui datent d’il y a plus de quinze ans (ce sont les trois plus anciens). Celui d’Eric Bosconi s’est embarqué avec Christophe Colomb et explore les cotes de Cuba. Agnès Hermieux m’a dit que le sien était un protestant qui vivait en Hollande. Quant à celui de Louis Souffrod, il est moine dans un monastère situé à quelques kilomètres du Golgotha et n’a, pour ainsi dire, pas bougé.
Quand je leur ai demandé à quelle date le récit devait prendre fin, ils m’ont répandu qu’ils n’en savaient rien eux-mêmes. Nul ne sait quand adviendra le jugement dernier. Cependant, les auteurs m’ont assuré que puisqu’ils avaient fait en sorte que le Juif Errant ne puisse jamais prendre part à la conquête spatiale ou quitter la Terre, le récit devrait se finir au plus tard à l’extiction du Soleil, paramète dont ils ont tenu compte (tout comme la tectonique des plaques).
Cela signifie que pendant plusieurs siècles, le programme continuera imperturbablement les aventures du Juif Errant et que ni vous ni moi n’en verrons le dénouement. Cela nous donne un devoir vis-à-vis des générations futures. Nous devons essayer de lancer le plus de récits possibles et de les garder vivants aussi longtemps que nous le pourrons, afin qu’un jour, d’autres puissent lire cette incroyable épopée et qui sait, peut-etre le mener à terme. En fait, chaque lecteur devient une sorte d’éleveur de Juif Errant, et je me prends à rêver que dans des siècles, des gens liront le récit de mon exemplaire, qui portera mon nom, comme on nomme certains exemplaires rares de livres anciens du nom de leur éditeur. Je pense qu’ils ne liront pas tout, mais juste des passages, car plus de deux-cents pages sont écrites chaque jour par chaque programme et dans cent ans, le nombre de pages de L’Histoire infinie du Juif Errant sera vertigineux.
Ce dispositif modifie quelque peu le statut de l’auteur. En effet, les évènements relatés par le livre sont maintenant indépendants de la volonté des auteurs. Bien sûr, certaines choses ne peuvent se produire, car comme dans la légende, le personnage de l’oeuvre tend vers la sainteté et on en verra jamais se faire pirate mais, il peut être un prête passager d’un bateau attaqué par des pirates. Cette abscence d’intention fait-elle de cet ouvrage une nouvelle « mort de l’auteur »? Cela parait éxagéré, car, après tout, les auteurs ont choisi un sujet, qui implique plusieurs choses. Par exemple, cela suppose que Jésus-Christ a bel et bien été crucifié avec tout ce que cela signifie. Il ne faut pas non plus oublier la dimension de sagesse scéptique que cela implique. C’est parce qu’une oeuvre est finie que l’on peut porter un jugement. Ici, ce n’est pas possible, car tout, à travers le personnage du Juif Errant, reste en mouvement, on ne peut donc que suspendre éternellement notre jugement. On ne peut dire que le Sahara est un désert, puisque, avec les mouvements des plaques tetoniques, ce même espace peut des milliers d’années plus tard être recouvert par les eaux. Passer à côté de la dimension humaine ou métaphysique de ce livre serait aussi regrettable. Ce livre, qui vivant plus longtemps que nous est sans doute celui qui nous la meilleure idée de l’éternité. Si je vis encore soixante ans, j’aurais parcouru 6.000 ans en compagnie du Juif Errant et lui, après ma mort, continuera, imperturbable son chemin. Je crois qu’en ce sens, ce livre nous fait voir la mort avec plus de sérénité en nous présentant ce que l’éternité a d’insuportable.
Au-delà de ces considérations qui sont propres aux auteurs de l’ouvrage, chaque lecteur peut aussi interpréter son récit, ou tel épisode de son récit, comme il le veut. Ceci est une des grandes forces de l’ouvrage. On peut, à cent pages d’intervalle, lire deux passages dont les moralités sont assez différentes pour nous faire songer avec plus de profondeur à nos actes que ne le ferait un récit, même nuancé, à sens unique. Surtout, nous avons là une sagesse venue d’ailleurs, et non pas juste de l’esprit d’un écrivain ou d’un philosophe. Cette pensée ne sera en rien influencée par la vie des auteurs, leur classe sociale ou leur environement historique. En ce sens, ce programme représente en littérature ce que la photographie a pu être à la représentation picturale.
Malheuresement, vous ne pourrez pas lire d’autres ouvrages de ce trio de créateurs puisqu’ils ont cessé de travailler ensemble et qu’ils suivent maintenant chacun leur route. Seule Agnès Hermieux a continué dans la littérature et elle travaille maintenant depuis un certain temps sur un nouveau projet qui devrait fonctionner selon le même principe et qu’elle annonce comme encore plus colossal que celui de L’Histoire infinie du Juif Errant. Tournant le dos au côté religieux de ce premier ouvrage, il devrait avoir une dimension beaucoup plus scientifique. Ce projet porte le titre provisoire de L’Epopée d’une molécule, du Big Bang à l'infini. Eric Bosconi, lui, s’il continue à utiliser ce même système de génération automatique d’histoires, compte partir dans une direction différente. Il compte devenir producteur d’une série policière dont il génèrera les scénarios par informatique. Il affirme, mais cela n’engage que lui, que cette pratique est déja assez répandue, mais qu’il sera le premier à le faire ouvertement. Quant à Louis Soufrod, j’ai été étonné d’apprendre qu’il comptait se lancer dans la chanson. Mais, après tout, pourquoi pas ? Son premier album, La Longue longue marche devrait bientôt sortir.
Quoi qu'il en soit, l'oeuvre de ces trois écrivains est maintenant un procédé immuable. Des siècles après leur mort, ils continueront à écrire des pages inédites de la légende du Juif Errant. Leur oeuvre continuera après eux, comme les aiguilles d'une montre qui continuent de tourner au poignet d'un soldat tué, pour citer Cocteau.

Les auteurs ont tenu, avant que je ne ferme cette préface, à ce que le lecteur soit informé que malheuresement, il reste quelques défauts dans le programme et qu’ainsi, certains si le Juif Errant se rend dans certains endroits, le programme risque de bugger. On leur a notamment signalé que c’était le cas de l’état du Colorado et quelques villes comme Concepcion(Chili), Moï Molomo(Angola), Dongara(Australie) ou encore Kolobrzeg(Pologne). Il ne faut pas y voir de la malignité de leur part, mais des erreurs de programmations qui n’ont pu être corrigées. Que Dieu éloigne votre immortel du Colorado.