« Ziveli !» « Gëzuar ! », en Serbo-croate ou en Albanais, on trinque beaucoup pour la rakija (eau de vie) des deux côtés d’Hajla, cette montagne dont la ligne de crête à 2403m marque la frontière qui sépare le Kosovo du Monténégro et les villes Peja de Rozaje, à 2000 kilomètres à l'est de la France.
Jadis, la frontière était ouverte, les bergers et locaux des villages d’altitude au dessus de Peja, commerçaient directement avec Rozaje, plus proche et plus accessibles. Et puis il y a 30 ans, on vivait sous la même république, la Yougoslavie, dont l’implosion à la fin des années 80 a sonné l’ouverture d’une période trouble d’une vingtaine d’année dans toute la région. En 1999, le conflit fait rage entre le Kosovo et les forces de l’armée serbe. Des milliers de réfugiés kosovars fuient par les montagnes vers le Monténégro. La situation sera gelée par l’intervention de l’OTAN qui marque les derniers bombardements de l'époque moderne en Europe occidentale. Le Monténégro prend son indépendance de la Serbie en 2006, tandis que le Kosovo proclame la sienne en 2008.
C’est sur ce terrain que se déroule notre mission « Hajla 2016 » à l’initiative de l’association Gear4guides fondée par le hollandais Olaf Sueters : amener du matériel, former sur la pratique de la glisse et sur les risques d’avalanche et promouvoir les possibilités de ski de randonnée dans ces montagnes.
Faction skis assure le soutien financier et logistique. Après un premier voyage réussi en 2015 au Kirghizistan, la marque suisse souhaite continuer à envoyer ses riders dans des contrées peu visitées pour leur potentiel de ski. Le Français Arnaud Rougier, 34 ans, longtemps présent sur la scène du freestyle français dans les années 2000 et le guide suisse de Zermatt Samuel Anthamatten, 29 ans, connu pour ses performances sur le Freeride World Tour sont choisis. Étienne Merel, 27 ans, skieur-réalisateur suit l’aventure en vidéo tandis que je m'occupe du texte et des photos pour ces 12 jours de voyage.
Avec nous, il y a aussi Todd Walters, un américain dans la trentaine qui parcourt le monde pour créer des parcs naturels « transborders » entre des pays marqués par des conflits avec son ONG "International Peace Park Expéditions". Et puis il y a Peter Crosby, un jeune employé d'Avatatech, une start-up du Vermont (USA) qui confectionne des sondes mobiles et connectées pour tester la qualité de neige.
Nos agendas respectifs permettent un départ le 12 février 2016 de Genève pour un retour le 24. Malgré la pluie à l'aéroport, nous sommes confiants : nos contacts sur places nous confirment la chute d'une cinquantaine de centimètres de neige fraiche la semaine précédant notre arrivée.
Pour rejoindre le massif Hajla, on choisit l'approche par le Kosovo, plus simple d'accès : Genève est à 2h de vol de la capitale, Pristina. À peine atterris et le passeport tamponné (pas besoin de visa pour les courts séjours au Kosovo), on file pour une heure de route vers Peja à l'ouest dans le 4x4 de Fatos Lajçi, 43 ans, le responsable de l'association ERA (Environnemental Responsible Action group), notre guide.
Peja est la seconde ville du pays : 100 000 habitants s'entassent à flanc de montagne dans cette ancienne cité commerçante et industrielle. Elle est connue de toute l'ex-Yougoslavie pour la bière qui y est brassée : "La Birra Peja". On ressent l'influence de l'Empire Ottoman qui a dominé la région pendant près de 5 siècles au regard des nombreuses mosquées, de la nourriture et de la musique. L'été, ce qui fait évènement c'est le Anibar Film Festival crée en 2010 par des jeunes artistes et activistes. Ils ambitionnent de faire aussi bien que le festival d'animation d'Annecy. Dans leurs locaux, installés dans un ancien cinéma réhabilité, ils préparent chaque année une programmation pointue et internationale qui remet en contact des créatifs de l'ex-Yougoslavie : Serbes, Bosniasques ou Monténégrins sont régulièrement invités.
Côté sport, la visite de l'Office de Tourisme nous déçoit : de maigre brochure sur les activités proposées : 2 guides indépendants, quelques randonnées estivales, une cascade à approcher. On nous présente alors le maire et son projet pour la région "je souhaite faire venir des investisseurs européens pour créer une station d'une quinzaine de téléskis dans Hajla, les plans sont déjà prêts. On pourra coupler cela avec un centre thermal. On viendra de loin pour notre station". Ce rêve mégalo n'est pas du goût de Fatos et son association ERA qu'il a fondé en 2003 dans le but de transformer le massif d'Hajla en un espace protégé dont la richesse vient de l'exploitation raisonnée des forêts, de la valorisation de l'artisanat, de la création de chambres d’hôtes ou encore du recensement de la faune locale.
Dans ses grands locaux rénovés, il raconte la mission qui le tient à coeur en ce moment : "regardez sur cette image, c'est le lynx des balkans que nous avons tout juste, et pour la première fois, capturé grâce à notre caméra automatique". La preuve de l'existence du Lynx est un atout sérieux pour ERA pour valoriser le parc naturel que le gouvernement a finalement officialisé en 2012. Mais le Kosovo reste un pays jeune, les scandales de corruption au sein de la classe politique s’accumulent et les institutions mises en place par l'Union Européenne et les États-Unis fonctionnent mal malgré l'argent déversé par ces derniers. « Il faut se battre constamment » soupire Fatos.
Au Kosovo, quand on évoque le ski, on fait toujours référence à Brezovica : la station à l'est du pays. Entre 1000 et 2000 mètres d'altitude, une dizaine de remontées vieillissantes attirent des Kosovars, des Macédoniens, des Serbes et...le New York Times qui y consacre un long d'article l'hiver dernier. La Compagnie des Alpes se montre longtemps intéressée pour y investir avant de finalement y renoncer cet été.
Notre groupe a une autre option comme mise en bouche d'Hajla : on nous propose d'aller faire un tour à Bogë , à 40 minutes de Peja. Au coeur d'une petite vallée escarpée, à 1680m, se trouvent des maisons de vacances, 24 habitants recensés, deux bars, un hôtel, et un téléski inattendu. La montée coute 1 euro et offre près de 1000 mètres de glisse non damés. Il n'y a ni école de ski, ni de loueur de matériel. On enchaine quelques runs entre les nombreux promeneurs qui remontent la piste et les skidoos, moteur poussé au maximum, qui ratissent la pente sans précaution.
Il y a une vingtaine de centimètres de neige fraiche. On ne le sait pas encore, mais on ne profitera pas de cette qualité de neige avant 10 jours. La pluie commence à tomber le soir même.
Notre équipe est conduite auprès de Mustaf et de sa femme Fetije dans leur gite écoresponsable du hameau de fermes de Rekë e Allagës en dessous de Hajla. Mustaf a transformé il y a 2 ans sa maison avec l'aide d'ERA et de Todd Walters. L'objectif : offrir une solution de chambres d'hôtes labélisés pour les touristes. Une dizaine de lits répartis dans 2 chambres tout confort accueille l'été des Allemands, Autrichiens ou Américains. Nous sommes les premiers à venir l'hiver. Fetije s'occupe des copieux repas à base de produits locaux tandis que son mari sera notre éclaireur le lendemainen vue de notre départ en fin de matinée vers le refuge d'ERA.
C’est la première fois que Fatos héberge une dizaine de personnes en hiver. Il est aidé de Rudi, homme de main, un poil rustre, et ancien soldat de l’Armée de Libération du Kosovo ainsi que par les jeunes et actifs cousins Bardh et Persim Sanaja, 23 et 20 ans. Ils se chargent de monter sur leurs dos le rationnement pour 10 et le gazole pour le groupe électrogène qui fournit deux heures de lumière par jour. « On est traité presque comme des rois » s’enthousiasme Sam en découvrant chaque jour les repas préparés par nos hôtes qui explorent les spécialités locales : burek, soupe aux légumes, poivron mariné, bœuf façon choucroute. Cela n'empêche pas Sam de préférer dormir sur le balcon, en plein air et sous les étoiles. Un poêle réchauffe le grand espace à vivre et nos chambres au dessus. Le soir, sur le tuner FM on écoute « radio Monténégro dva deset dva -92 - !» tout en débattant sur le Kosovo, la politique, la gestion de la montagne et la mauvaise météo.
Pendant 2 jours, la pluie empêche l’ascension du Hajla et diminue à vue d'oeil l'épais manteau de neige qui nous était promis. Arnaud et Sam donnent tout de même leurs cours à Bardh et Parsim : c’est la première fois qu’ils skient et, au bout d’une journée, contenant leur excitation, ils arrivent à faire leurs premières descentes et virages sous l’œil complice de Fatos qui se souvient : « je pense que j’étais comme eux à 14 ans, quand je voulais skier. Mon village était 500 mètres en dessous, personne n'avait de ski. Je me suis dit : je vais construire mes propres skis, j’ai emprunté le cheval de mon voisin, pour trouver un arbre spécial, avec la forme, la courbe d’un ski. J’ai trouvé ce type d’arbre. Je l’ai coupé en deux, je l’ai fait séché pendant 2 semaines. Je l’ai ensuite affuté et poncé. Je les ai peints, et j’ai mis derrière le nom d’un club fictif. Ensuite tous les enfants de mon village étaient jaloux. J’aimais bien skier à travers les forêts, j'avais l'impression de voler. C'était extraordinaire ».
On laisse à ERA deux paires de chaussures, de skis et de peaux de phoques ainsi que des DVA. Sam, bon guide, nous forme tous pendant de longues heures sur l'analyse de la neige et sur la recherche en avalanche. Nous réalisons plusieurs exercices. Pour Bardh et Parsim, le ski permet des déplacements plus rapides et facilite leur travail de préservation du parc et de surveillance du Lynx. Il n'y a pas de secours en montagne au Kosovo, ni même de présence officielle ou de garde-frontières. En cas de problème, ERA est responsable et a l'expertise. Le ski, c'est un nouvel outil de travail pour eux.
L’ascension du Halja se fait 4 jours après notre arrivée au Kosovo. La pluie a cessé. Le ciel est bleu et un vent insoutenable souffle au sommet. Nous avalons les 500 mètres de dénivelés de la face sud en à peine 1 h 30. Au sommet on aperçoit de l'autre côté le Monténégro où nous irons le lendemain. La face nord se définit comme une longue et massive muraille de près de 1000 mètres de haut où aucune ligne de ride n'apparait. Sur la ligne de crête, la chute peut arriver rapidement. Il y a 20 ans, le plus célèbre alpiniste du Monténégro, Safet Mavrić Ćako, y trouvera la mort. Il avait parcouru les pics du monde entier et repose désormais chez lui. À Rozaje on lui rend chaque année hommage en gravissant la montagne jusqu'au sommet. En janvier 2016 près de 200 Monténégrins s'y sont retrouvés.
Nos peaux de phoque retirées, il ne reste à Arnaud et Sam que de tracer les premières courbes de l’histoire sur cette douce face dont la technicité est abordable pour tout bon skieur. Les dégâts de la pluie sont considérables, mais ne démotivent pas Arnaud qui remonte une seconde fois dans la même journée pour réaliser d'autres images. Nous savons qu'elles sont précieuses vu le peu de lignes encore "ridables".
De nos jumelles, on le voit en raquette courir dans la pente d'Halja : Zuko Kurtagic, 32 ans, guide monténégrin. Son équipe le suit. Ils descendent à notre rencontre pour passer une nuit dans la cabine d'ERA. Les retrouvailles sont heureuses entre Zuko et Fatos, on se connait bien ici malgré les différences de langues (on parle serbo-croate au Monténégro et albanais au Kosovo).
Dans Hajla, les frontières de l’Albanie, du Monténégro et du Kosovo se rejoignent. Il existe maintenant 3 parcs naturels dans les 3 pays. Ils sont regroupés sous le nom du Balkan Peace Park. Todd en explique l'intérêt « on a créé un parcours qui permet de passer d'un parc à l'autre en sautant les frontières».
En effet, le lendemain, on passe la frontière sans contrôle de douane, en sautant d'une corniche glacée à 2000 mètres d'altitude sur le flanc Est d'Hajla. Une partie du groupe, plus chargée, prend le col de l'ancienne route commerciale entre Rozaje et Peja en contrebas.
Après une rapide descente de la face nord d'Hajlja, c’est dans la simple, et néanmoins chaleureuse cabine refuge du Planinarski i Ski klub Hajla « ski et montagne club de Hajla », au dessus de la ville de Rozaje, qu’on rencontre Feka Kurtagic, 56 ans. Quand il n'est pas policier à la ville, il est le responsable de ce club de montagnard à l’origine de la construction du refuge en 2006. Au rez de chaussez, la cuisine, et des dizaines de tables dont les bancs sont recouverts de peaux de moutons. On s’y sent comme à la maison entourés des posters qui vantent les mérites des alpinistes du Monténégro, le pays des montagnes noires. A l’étage, on trouve deux grands dortoirs pour une bonne trentaine de personnes. On se croirait presque dans les Alpes.
La culture du ride est plus présente au Monténégro, cela s'explique par son histoire plus pacifiée et par son économie plus florissante que le Kosovo. Zuko raconte « j’ai déjà fait le Mont Blanc. Notre club existe depuis 50 ans, nous sommes une quinzaine de membres actifs et bénévoles, dont la plupart ont des diplômes de guides et de secourisme. Nous avons des bons skieurs en ski alpin, mais pendant l’éclatement de la Yougoslavie, les principales stations du Monténégro ont fermé. Aujourd’hui on souhaite développer le ski backcountry et de randonnées. Mais aucun magasin ne vend le matériel adéquat ici ». Il faut alors fournir en Slovénie ou en Autriche. Un matériel cher quand on sait le revenu moyen avoisine de 300€ par habitant. Le club n’a non plus pas les moyens d’embaucher et compte bien augmenter le nombre de visites l'hiver pour salarié un permanent.
Le sourire aux lèvres après cette belle dernière journée de ride, on salue nos nouveaux amis monténégrins pour repasser la frontière. Fatos, Rudi, Bardh et Parsim nous y attendent.
Épuisé après 10 jours de voyage en autonomie (et sans douche), dans le 4x4 de Fatos qui nous redescend vers Peja, Sam me confie « la plus grande expérience de ce voyage, c'est d'apprendre une autre mentalité, ça se reflète sur notre vie. On se rend compte comme elle est juste facile. Nous on est privilégiés ».
Qu'on soit au Kosovo ou au Monténégro, ce sont les deux faces d'une même pièce : le sens de l'accueil et la passion de la montagne sont partagés. L’arrivée de nouveaux voyageurs l’hiver dans cette région bénéficiera aux acteurs locaux pour améliorer leurs gites (installation solaire, douches), développer leurs compétences (apports de matériel de glisse), sécuriser des emplois (pour la cuisine, la surveillance du parc) et finalement permettre la résilience de cette partie du monde pleine d’ombres il y a à peine 20 ans. C’est aussi ça le ski.
Pour s'y rendre :
De nombreuses compagnies desservent le Monténégro et le Kosovo. De 150 à 200 € Aller-Retour. Les contacts cités parlent aisément anglais. Pas de visa nécessaire. L'euro est accepté.
Par le Kosovo : arriver à Pristina, prendre un taxi ou bus jusqu'à Peja. Et se mettre en contact avec l'ONG ERA pour l'organisation du séjour : environ 30€ par personne et par nuit pour une pension complète et un service de guide et transport sur zone.
info@eradirect.org www.eradirect.org
Possibilité de ski également au Kosovo dans la station de Brezovica, à l'ouest et un téléski existe à Böge, près de Peja (1 euro la montée).
Par le Monténégro : arriver à Podgorica, bus jusqu'à Rozaje. Contacter Zuko du club de montagne local. environ 25€ par personne et par nuit pour la pension complète. 75€/jours pour un guide de groupe.
alpinista87@gmail.com
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